Histoire - Vandalisme

RÉTROVISION

1914, les suffragettes introduisent leur combat au musée

Par Isabelle Manca · Le Journal des Arts

Le 8 avril 2018 - 844 mots

LONDRES / ROYAUME-UNI

La parole des femmes se libère pour dénoncer discriminations et harcèlements. Au début du XIXe déjà, en Angleterre, les musées étaient le théâtre de leurs premières luttes, où elles malmenaient des œuvres symboliques pour faire entendre leurs voix.

Détail de la photo publiée en 1914 montrant les dommages causés par Mary Richardson sur la <em>Vénus à son miroir</em> de Vélasquez
Détail de la photo publiée dans The Times en 1914 montrant les dommages causés par Mary Richardson sur la Vénus à son miroir de Vélasquez
Photo Wikimedia

Dans le sillage de l’affaire Weinstein et des accusations portées contre plusieurs personnalités artistiques ; la question du respect des femmes s’est fortement invitée dans la sphère muséale. Plusieurs épisodes ont ainsi défrayé la chronique comme la demande de décrochage de Thérèse rêvant, un tableau de Balthus exposé au Metropolitan Museum, ou l’annulation de l’exposition de Chuck Close à la National Gallery of Art de Washington.

Diego Vélasquez (1599-1660), <em>Vénus à son miroir</em>, 1647-1651, 122 × 177 cm, huile sur toile, National Gallery, Londres
Diego Vélasquez (1599-1660), Vénus à son miroir, 1647-1651, 122 × 177 cm, huile sur toile, National Gallery, Londres
Photo Wikimedia

Si le débat actuel paraît neuf, l’incursion des revendications féministes au musée n’est pas un phénomène inédit. Au seuil de la Grande Guerre, cette institution a même été le terrain de prédilection des revendications des suffragettes ; notamment par des actions violentes. Le combat pour le droit de vote des femmes avait commencé au XIXe siècle de manière pacifique. Toutefois, la frustration provoquée par l’inaboutissement de cette bataille et la répression de plus en plus musclée avaient progressivement conduit une frange du mouvement à se radicaliser. À partir des années 1910, les activistes multiplient alors les actes de guérilla, comme la destruction de vitrines, l’incendie d’églises ; mais aussi des opérations coups de poing dans des lieux culturels afin de maximiser l’impact de leurs actions.

Les musées en état d’alerte

L’année 1913 marque une accélération dans cette stratégie : en février un pavillon des célèbres Kew Gardens à Londres est incendié, tandis qu’en avril un commando de suffragettes attaque des tableaux de l’Art Gallery de Manchester. Armées de marteaux, elles brisent les vitres protégeant les peintures de Leighton, Burne-Jones, Millais ou encore Rossetti. Cet acte de vandalisme met les musées en état d’alerte. Les responsables des principales institutions envisagent même de bannir les femmes le temps que la menace s’atténue ! Cette mesure discriminatoire n’est pas appliquée, en revanche, des dispositions de sécurité et de prévention sont prises pour éviter de nouveaux drames. L’accès aux grands musées est davantage sécurisé, des photographies des militantes les plus dangereuses sont distribuées au personnel, tandis que des effectifs de surveillance supplémentaires sont déployés et que des policiers en civil patrouillent dans les salles. Enfin, pour éviter de dissimuler des armes, les sacs et manchons ne sont plus autorisés dans l’enceinte du musée, tout comme les cannes et parapluies qui doivent être déposés au vestiaire.

Toutes ces précautions pèsent cependant bien peu face à la détermination des plus radicales. En 1914, la Royal Academy est ainsi à plusieurs reprises la cible des suffragettes. En mai, trois œuvres sont vandalisées par trois femmes différentes. Le portrait d’Henry James par Sargent est attaqué à coups de hachoir à viande, puis vient le tour du Duke of Wellington peint par Von Herkomer et de La Primavera de George Clausen. Les assaillantes ont été galvanisées par le geste de Mary Richardson, perpétré le 10 mars, et qui a eu un énorme retentissement. La suffragette s’est en effet attaquée à une icône de l’histoire de l’art et un tableau particulièrement symbolique : La Vénus au Miroir. Le seul nu connu de Diego Vélasquez est en effet terriblement sensuel, car il montre une femme alanguie de dos, offrant sans pudeur ses fesses à la délectation du public. Pour Richardson, cette œuvre incarne la femme objet par excellence. Elle confie d’ailleurs en 1952 au Star l’avoir choisie, car elle n’aimait pas « la façon dont les visiteurs masculins du musée restaient bouche bée devant elle à longueur de journée ». Le tableau cible jouissait en outre d’une grande renommée, car son achat, en 1905, avait été très médiatisé et réalisé en partie grâce à une souscription publique. Celle que l’opinion publique surnommerait bientôt « Mary la Balafreuse » avait donc choisi une proie qui assurerait une publicité maximale à son combat. Armée d’une petite hache de boucher dissimulée dans sa manche, Mary pénètre dans la National Gallery. L’ancienne étudiante en art connaît bien le lieu du crime et se dirige d’un pas décidé vers l’œuvre. Ayant repéré des gardiens, elle décide de se promener dans les autres salles et d’exécuter quelques croquis, afin de ne pas éveiller les soupçons. Vers midi, elle profite de la relève des équipes pour la pause déjeuner pour passer à l’acte. Elle assène alors un premier coup qui brise la vitre. Puis une série d’autres coups qui entaille la nuque, les épaules, le dos et le postérieur de Vénus. Comme elle l’avait prévu, c’est la panique, puis l’émoi. Arrêtée, elle est condamnée à six mois de prison, la peine maximale. Son arrestation lui offre une tribune pour plaider la cause des femmes et sensibiliser le public au sort du leader des suffragettes, Emmeline Pankhurst, arrêtée sans ménagement et incarcérée dans des conditions difficiles. Dans une lettre publiée par le Times, Richardson explique son geste dans une formule restée célèbre. « J’ai essayé de détruire le portrait de la plus belle femme de l’histoire mythologique pour protester contre le Gouvernement qui détruit Mme Pankhurst, la plus belle figure de l’histoire moderne ».

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°498 du 30 mars 2018, avec le titre suivant : 1914, les suffragettes introduisent leur combat au musée

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