Quand, dans un poème célèbre, Baudelaire évoque les « forêts de symboles » que traverse l’être humain, il parle de la « Nature », mais il y a une autre façon, moins métaphorique, de traverser une forêt de symboles, c’est, tout simplement, de se promener dans n’importe quel espace public du monde, à l’affût des trois espèces de symboles qui en composent la géographie et l’histoire : les emblèmes, les monuments et les rituels.
Le procès des politiques symboliques est un exercice de style auquel les modernes ont aimé se livrer et qui, dans un pays comme la France, a atteint son sommet à l’époque des Trente Glorieuses. Confondant l’individualisme avec la démocratie et le scepticisme avec la révolution, les modernes en question se mirent à dénoncer l’obsolescence (disons le mot : la ringardise) des formes symboliques, depuis le naturalisme des statues de grands hommes jusqu’au formalisme militarisé des cérémonies publiques, et, dans la foulée, les valeurs que ces formes mobilisaient, au sommet desquelles la valeur nationale, grande pourvoyeuse de symboles publics. Brochant sur le tout, la critique pensait s’attaquer à la racine du mal en dénonçant le caractère foncièrement emphatique et autoritaire de toute célébration. Argumentation impressionnante, on le voit – à une petite réserve près : un demi-siècle plus tard il n’en reste à peu près rien.
Le procès esthétique s’est retrouvé contredit par le retour en grâce de la figuration, de la sensibilité postmoderne et de la revalorisation des rituels. À cet égard il est assez significatif qu’en France le ministère Lang ait correspondu aux premières réhabilitations de la commande commémorative, comme à la ré-érection des statues fondues sous l’occupation allemande. Vers la même époque, le défilé Jean-Paul Goude commémoratif du bicentenaire de la Révolution française ou les cérémonies d’ouverture et de clôture des Jeux olympiques manifestaient clairement la vigueur et l’actualité du besoin de rituel dans les sociétés contemporaines. Sur le plan des valeurs, le retour en grâce du national s’est ajouté à une situation que seuls les esprits prévenus n’avaient pas anticipée, à savoir que, après avoir célébré Vercingétorix ou le maréchal Foch, les sociétés d’aujourd’hui auraient un égal désir de célébrer Nelson Mandela ou Simone de Beauvoir. La polémique récurrente sur l’insuffisante présence des femmes au Panthéon signifie d’abord que l’on continue à prendre au sérieux les panthéonisations, et la « culture de l’effacement » (cancel culture) américaine est, par là même, une culture de l’exaltation d’un Martin Luther King ou d’une Rosa Parks. Réduire la symbolisation publique à la « propagande », c’est oublier le besoin de « religion » de toutes les collectivités humaines sans exception, des fascistes aux zadistes.
Demeurent deux difficultés, celles auxquelles se heurtent toutes les politiques symboliques, quelle qu’en soit la couleur. La première tient à l’obscurité ou à la fragilité du dispositif adopté, au risque de l’inefficacité du message adressé à la société. La seconde tient à l’effritement dudit message, au risque de son évaporation. À Paris, deux monuments, initialement installés l’un et l’autre au Champ-de-Mars, illustrent assez bien la première problématique : le Monument des droits de l’Homme et du citoyen (1989) et le Mur pour la Paix (2000). L’avenir du monumental dans ce pays se joue peut-être au Panthéon. Ce temple de la nation reste mieux connu des étrangers que des Français, qui en ignorent les étonnantes ressources (qui sait qu’on y célèbre non seulement Victor Hugo ou Jean Moulin mais aussi Toussaint Louverture, Saint-Exupéry ou les Justes de la Shoah ?). On espère qu’il accueillera bientôt de nouveau le rituel qui, depuis 2017, lui donnait totalement sens (là encore, qui le sait ?) : la cérémonie annuelle d’admission solennelle dans la nationalité française de plusieurs centaines de nouveaux naturalisés. On peut se moquer de ce symbole-là aussi, mais qui l’osera ?
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La forêt des symboles, et ses arbres morts
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°567 du 14 mai 2021, avec le titre suivant : La forêt des symboles, et ses arbres morts