Commémoration - Livre

ESSAI

Les méandres de la politique mémorielle française

Par Olympe Lemut · Le Journal des Arts

Le 27 octobre 2023 - 867 mots

La sociologue Sarah Gensburger décortique les mécanismes des politiques mémorielles, sur fond de tensions entre ministères et acteurs sociaux.

Sarah Gensburger. © Didier Goupy
Sarah Gensburger.
© Didier Goupy

De l’hommage à Guy Môquet au centenaire de la Grande Guerre, les années 2000 ont vu se multiplier les événements mémoriels. L’ouvrage conteste l’« inflation mémorielle » décriée par certains politiciens, en montrant que la mémoire est devenue un champ d’action de l’État comme les autres. Sarah Gensburger, directrice de recherche au CNRS et à Sciencs Po Paris, applique des méthodes venues de la sociologie et de l’anthropologie (l’enquête de terrain, les entretiens individuels et les statistiques). Son matériau est varié : rapports parlementaires, stages dans l’administration, le commissariat en son nom d’une exposition, la participation à des réunions avec des élus locaux entre 2007 et 2011. L’autrice est donc à la fois observatrice et actrice de cette « ethnographie de l’action publique » selon ses termes, une recherche qui part des notions « État », « Mémoire », « Nation » telles que discutées par l’historien Pierre Nora. Ses travaux mettent au jour les tensions qui traversent le champ mémoriel, en particulier au sein de l’administration : son stage à la direction de la Mémoire, du Patrimoine et des Archives (DMPA, [une direction qui n’existe plus sous cette appellation]), du ministère de la Défense (devenu ministère des Armées), révèle une absence de concertation entre les services, voire une concurrence. Elle en voit l’origine dans les politiques menées après 1945 envers les anciens combattants, des actions longtemps cantonnées au social et aux commémorations nationales. Avec la diminution du nombre d’anciens combattants, les services du ministère ont en effet dû réorienter leurs activités vers la « mémoire », sans véritable définition du terme.

Les contradictions de l’État

Le secrétariat aux anciens combattants devient un acteur culturel en 2005 et s’inspire alors des services du ministère de la Culture. Car ce dernier s’est vu chargé de projets liés aux minorités, à la mémoire de l’esclavage et à l’immigration, ainsi que de commémorations : l’autrice met au jour les contradictions de l’État dans ses actions mémorielles. Elle pointe aussi l’absence de récit dans ces actions, construites sur l’idée que l’histoire commémorée fait consensus : la DMPA n’a ainsi presque jamais abordé la guerre d’Algérie. La figure de l’historien comme expert surgit de manière intéressante, car les administrations préfèrent intégrer des historiens à leurs organismes plutôt que les associations mémorielles. Et presque tous les fonctionnaires chargés de la mémoire ont un diplôme en histoire… Pourtant les historiens présents dans les conseils scientifiques interviennent peu sur le contenu (récit), mais plus sur le parcours pédagogique : l’enjeu pour l’État est la « production d’autorité » grâce aux historiens, dans le cadre d’une gouvernance de la mémoire.

Contourner l’influence des associations mémorielles

Les témoignages des fonctionnaires de la DMPA, qui montrent le rapport complexe entre politique et mémoire, sont édifiants. Sarah Gensburger raconte comment des idées venues de ministres deviennent des projets historiques et mémoriels grâce à l’administration, qui prétend pourtant lutter contre« l’usage politique du passé ». Le rôle des associations subventionnées par les municipalités ou les ministères se pose alors, et c’est ici qu’apparaît le deuxième point de tension. Loin de l’affirmation des élus locaux relativement à une « demande mémorielle » venue du peuple, Sarah Gensburger montre que « conduire une politique de mémoire consiste à contourner l’influence des associations qui portent la mémoire ». Les ambiguïtés du pouvoir politique et de l’administration face aux associations reflètent une incapacité à concilier la mémoire comme outil de cohésion nationale avec la nécessité d’honorer une mémoire autre que celle des combattants et résistants.

Sarah Gensburger, Qui pose les questions mémorielles ?, 2023, Courtesy CNRS éditions
Sarah Gensburger, Qui pose les questions mémorielles ?, 2023.
Courtesy CNRS éditions

Une partie plus touffue de l’ouvrage s’attache aux données sur les créations d’associations mémorielles en France, mettant en évidence leur augmentation depuis le début des années 2000, surtout en dehors de l’Île-de-France. De même le chapitre consacré aux actions mémorielles locales est-il parfois trop détaillé pour un lecteur non spécialiste. Il en ressort que les municipalités imitent la politique mémorielle nationale, dans les thèmes et dans les modes d’action (journées de commémoration, participation des scolaires, associations sélectionnées). Comme les associations, les municipalités procèdent par « standardisation » des modes d’action et du vocabulaire.

Une transmission vidée de sens

La dernière partie sur les publics des politiques mémorielles se révèle passionnante : de ses entretiens avec les visiteurs d’expositions « mémorielles », l’autrice déduit que ceux qui y viennent sont des « visiteurs experts ». Ils connaissent déjà le sujet, s’intéressent à l’histoire, veulent transmettre quelque chose à leurs enfants, mais n’évoquent jamais le récit mémoriel : l’autrice y voit une diffusion de la « norme mémorielle » liée à l’idée d’être un bon citoyen, conscient des luttes contre l’antisémitisme ou le racisme (les citations d’enfants sont particulièrement éclairantes). Il s’agit pour les municipalités et l’État de transmettre des valeurs plus qu’un récit unificateur, alors même que les valeurs des visiteurs peuvent être différentes : la transmission vidée de sens semble devenue l’objectif de ces expositions.

Pour l’autrice, « les politiques mémorielles ne font pas ce qu’elles sont censées faire », parce que le public ne s’approprie pas les dispositifs mémoriels. Les visiteurs n’évoquent d’ailleurs pas le rôle de l’État, qui reste invisible pour eux. Si Sarah Gensburger conclut en appelant les chercheurs à s’emparer du sujet, son ouvrage montre que les politiques mémorielles ratent leur cible. Les récentes polémiques sur les statues ou la commémoration d’événements traumatiques en sont l’illustration.

Sarah Gensburger, Qui pose les questions mémorielles ?,
CNRS Éditions, Paris, 2023, 328 p., 25 €.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°619 du 20 octobre 2023, avec le titre suivant : Les méandres de la politique mémorielle française

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