36 000, un par commune, c’est l’estimation basse du nombre de monuments aux morts édifiés en France, souvent réalisés par des Prix de Rome, au mépris, parfois, de toute innovation plastique.
Si courant qu’il en est devenu banal, voire invisible, le mo-nument aux morts fait aujourd’hui partie intégrante du paysage européen. Rares sont en effet les communes qui, au lendemain de la Grande Guerre, n’ont pas honoré leurs enfants tombés au front, par une sculpture commémorative. « Il a fallu gérer un deuil colossal – 10 millions de soldats morts au total – et donc trouver des formes nouvelles de deuil ; en outre, il fallait accorder une place aux soldats disparus », rappelle l’historien Nicolas Offenstadt. L’extraordinaire carnage qu’a constitué la Première Guerre mondiale a effectivement appelé une réponse monumentale sans précédent, tant dans sa nature que dans son ampleur. En France, où ce culte mémoriel est le plus visible, on estime traditionnellement le nombre de monuments à 36 000, un par commune ; mais pour l’historienne Annette Becker ce chiffre doit être revu à la hausse. « En réalité, c’est beaucoup plus, car il y en a souvent un par commune, un par paroisse, dans les gares, dans les écoles et dans les postes. […] Je pense que l’on peut multiplier ce chiffre de 36 000 par sept ou huit. » Dans ce corpus, la spécialiste distingue « des typologies très variées – plus ou moins patriotique, religieuse ou républicaine – mais, massivement, c’est la mort que l’on représente ». Poilu victorieux, gisant, veuve sur la tombe d’un soldat, pietà laïque jalonnent ainsi les places de nos villages. Le plus souvent, pour des raisons économiques, les collectivités ont opté pour de simples stèles ou des œuvres de série, commandées sur catalogue.
C’est justement la surabondance de ces monuments standardisés, et souvent pompiers, qui a contribué à donner de ce patrimoine une image ringarde et inintéressante. Parmi les best-sellers on trouve quantité d’œuvres académiques et emphatiques : le poilu écrasant du pied l’aigle allemand (Maintenay) et le soldat barrant le passage avec sa baïonnette (Abscon) de Charles-Henri Pourquet, ou encore le combattant victorieux brandissant palmes et couronne de laurier d’Eugène-Paul Bénet (Bévillers) ; des modèles particulièrement kitsch lorsqu’ils ont conservé leur polychromie d’origine. En inventoriant ces pièces, difficile de ne pas penser au roman de Pierre Lemaître, Au revoir là-haut, Prix Goncourt 2013, dont le protagoniste témoigne du décalage entre ces images patriotiques et la réalité de la guerre. « Il sait que ces images-là sont celles que se sont forgées ceux qui n’y sont pas allés […]. Le trait est sans cesse outré, on dirait que c’est dessiné avec des adjectifs. »
Chefs-d’œuvre commémoratifs ?
La surabondance des monuments médiocres, et au contenu sans nuance, a malheureusement tendance à occulter les créations de quelques grands artistes qui se sont illustrés dans cette catégorie : Aristide Maillol, Antoine Bourdelle, Paul Landowski, mais aussi d’intéressants artistes locaux, à l’instar du Breton René Quillivic. En revanche, comme le souligne Annette Becker, « l’avant-garde qui, dans l’après-guerre, commençait à sculpter abstrait a été très peu intégrée à cette politique, de fait on assiste à une sorte de recul par rapport à l’avant-garde en sculpture dans l’espace public. Par exemple, vous ne trouverez pas de monument signé Jean Arp, qui est pourtant un des plus grands sculpteurs de son époque ». Ce sont donc, essentiellement, les tenants d’une modernité classique qui ont été les chefs de file de cette vaste commande publique. Bourdelle a ainsi laissé à la postérité des monuments de premier ordre, à l’instar de celui de Capoulet-et-Junac. Cette sculpture expressionniste montre trois têtes, qui incarnent la peur, la douleur et la mort, dépeignant une guerre sans héroïsme, avec une crudité inédite dans l’iconographie aseptisée des mémoriaux où la mort est pure et glorieuse. Dans un tout autre registre, le sculpteur a imaginé pour Montceau-les-Mines un monument adoptant la forme d’une lampe de mineur et orné de bas-reliefs. Mais celui dont le nom reste inextricablement lié aux monuments aux morts, au point d’éclipser le reste de sa production, est Paul Landowski. Le Prix de Rome 1900 serait en effet l’auteur de plus d’une cinquantaine de grands monuments aux styles très variés : colonnade monumentale à Saint-Quentin, bas-relief à l’École normale supérieure, construction semblable à une scène de théâtre à Barcelonnette, et bien sûr Les Fantômes de Chalmont qui représente des soldats épuisés mais hiératiques surplombant la plaine de la Marne.
À l’occasion du Centenaire, plusieurs initiatives sont menées pour entretenir et valoriser ce patrimoine, dont un inventaire photographique mené sous la houlette de Raymond Depardon. Gageons que ce recensement inédit nous réservera quelques surprises sur ce patrimoine de proximité plus riche qu’il n’y paraît.
Si la Grande Guerre a eu un impact délétère sur le patrimoine, elle a aussi généré d’importants vestiges et édifices – plateformes d’artillerie, mémoriaux et champs de bataille – qui figurent parmi les premiers monuments du XXe siècle, protégés au titre des monuments historiques. Une reconnaissance patrimoniale qui, en 2014, devrait trouver un retentissement international avec la proposition de classement au Patrimoine mondial de l’Unesco de la mémoire des champs de bataille, situés en France et en Belgique.
La destruction d’un cimetière allemand
Mais, dans l’ombre des monuments insignes, le vaste patrimoine de 14-18 n’est pas uniformément protégé et valorisé. Il y a « un activisme patrimonial, tout au long des 800 km de zone de front qui s’étire entre la mer du Nord et la Suisse, explique l’historien Nicolas Offenstadt. Quantité d’associations y entretiennent des sites du patrimoine du front mais aussi à l’arrière ». Malgré cette mobilisation, cet héritage pluriel qui englobe des carrières habitées par des soldats, des plaques commémoratives ou encore des vestiges défensifs ne dispose pas des moyens suffisants à son entretien. En 2012, le sort du monument allemand du cimetière de Sedan, promis à la destruction, avait ému les spécialistes, qui avaient réussi à le sauver. Mais pour un site sauvegardé, combien tombent en ruine ? Trop assurément pour l’historien qui, comme nombre de ses confrères, estime qu’il y a « un important “petit patrimoine” situé dans les zones de front qui est à l’abandon alors qu’il présente un intérêt historique, artistique ou mémoriel ».
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Les Monuments aux morts, de la sculpture d’arrière-garde ?
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°665 du 1 février 2014, avec le titre suivant : Les Monuments aux morts, de la sculpture d’arrière-garde ?