L’historien de l’art italien dévie sa route dès les années 1980 et devient polémiste à la télévision berlusconienne, avant de se lancer plus tard en politique. C’est à ses leçons de vulgarisation sur le patrimoine italien qu’il doit sa figure d’histrion.
Rome. « Gabriele d’Annunzio ? Il n’avait aucun goût, a rempli ses maisons de fausses œuvres d’art et était bien moins cultivé que moi. » Pour le prouver, Vittorio Sgarbi jette un fier regard sur le salon de son appartement-musée situé en plein cœur de Rome. Le décor ressemble pourtant aux demeures du grand écrivain dans lesquelles s’accumulaient les antiquités d’une valeur et d’une origine plus ou moins douteuses. Sur le ciel pourpre des murs se découpe une infime partie de sa vaste collection rassemblant aussi bien des peintres baroques que des artistes de la sécession viennoise. Sur le sol s’élève le relief irrégulier des piles de catalogues d’exposition, de grands classiques de la philosophie et de vieilles éditions de recueils de poésie. Inutile d’essayer de comparer Vittorio Sgarbi à quelqu’un, y compris à un monument de la littérature. Son orgueil ne le permettrait pas. Il arbore néanmoins un sourire complice à l’évocation du rapprochement avec l’un des plus illustres hommes de lettres italiens. « J’aurais aimé être écrivain mais le hasard en a décidé autrement », lâche avec une pointe de regret celui qui évolue néanmoins dans la même catégorie : celle des inclassables. Dandy raffiné dissertant de manière brillante d’art dans les théâtres, il est également l’histrion le plus connu de la Péninsule pour ses brusques et violentes colères. Ce fils de pharmaciens né à Ferrare il y a soixante-sept ans était pourtant voué à la discrète renommée du notable de province. Un destin trop terne pour ce personnage adepte des coups d’éclat au verbe coloré.
La première rencontre avec le hasard est celle d’un professeur qui, au cours de ses études de philosophie à l’université de Bologne, lui fait connaître et aimer l’histoire de l’art. Après s’être spécialisé sur les peintres italiens de la Renaissance puis du baroque, il devient l’élève du grand critique d’art Federico Zeri. Vittorio Sgarbi entre alors à la Surintendance du patrimoine historique et artistique de Vénétie tout en enseignant à l’université d’Udine. Sa réputation à l’époque est celle d’un talentueux intellectuel qui publie des ouvrages remarqués sur le peintre Carpaccio ou sur le maniérisme. Un chemin tout tracé vers le succès universitaire s’ouvre à lui. Il préfère la célébrité. Une sortie de route dans un débat en plein direct à la télévision lui fera prendre un raccourci pour y parvenir. À la fin des années 1980, il est régulièrement invité dans une émission populaire au cours de laquelle il délivre des leçons de vulgarisation de l’histoire de l’art. Le 23 mars 1989, prenant à partie une enseignante qui lisait une poésie, il la traite de « conne ». Un scandale à la télévision italienne guindée dont Silvio Berlusconi entame toute juste la mue. C’est la date de naissance du personnage Sgarbi : « J’étais le premier à être vulgaire et aussi provocant, se souvient-il, on n’avait jamais vu ça avant. » On ne verra presque plus que ça après, mais il demeurera toujours le maître incontesté en la matière.
Le critique d’art ne se cantonne plus à son seul domaine de compétence. De 1992 à 1999 il devient polémiste en animant sur une chaîne berlusconienne le programme « Sgarbi quotidiani », où il donne son avis sur les faits marquants de l’actualité. L’Italie est le pays qui dément l’aphorisme de Talleyrand selon lequel tout ce qui est excessif est insignifiant. Sgarbi est à la fois le meilleur et le pire de ses ambassadeurs. Ses colères exagérées, ses propos audacieux versant dans l’injure, sa fougue confinant à l’agressivité, son franc-parler dépassant souvent les limites de la vulgarité sculptent sa statue d’histrion national. Mais aussi de grand promoteur du patrimoine. « C’est un fou savant. Mêmes ses détracteurs, qui sont nombreux, saluent son don de savoir parler et faire comprendre aux Italiens la richesse artistique de leur pays, confie un de ses proches. Ils étaient avant lui habitués à des historiens de l’art compassés et sérieux. Mais c’est avant tout lui qui a besoin sans cesse d’être stimulé, sans quoi il s’ennuie. Évidemment, en fréquentant plus les plateaux télé que les bibliothèques, la rigueur de certaines de ses analyses en pâtit. Cela fait longtemps qu’il n’a pas publié un texte qui fasse référence. Il s’est un peu perdu car il lui faut sans cesse du bruit et de l’animation, des courtisans devant lesquels briller et sur lesquels faire rejaillir ses lumières. »
Le roi de l’audimat, que chacune de ses apparitions fait s’envoler, n’est pas exempt d’ombres. Il collectionne les condamnations judiciaires et là encore ne fait pas dans le détail. Pour absentéisme et présentation de faux documents lorsqu’il travaillait à la Surintendance des biens artistiques de Venise en 1996, pour diffamation aggravée contre un juge anti-Mafia de Palerme en 1998, sans compter celles diverses et variées pour injures. Il en ajoute une nouvelle bordée pour les commenter et n’a aucune envie de se repentir. Pour lui, ce mot ne s’emploie que pour les modifications que les peintres apportent à leur toile.
La tonalité de la vie politique de ce personnage baroque est en clair-obscur. C’est l’autre art, avec celui de la provocation, auquel il s’adonne avec passion. Après avoir traversé tout l’échiquier politique italien, il s’arrête sur la case du Cavaliere qui s’y meut lui aussi sans complexes. Député à plusieurs reprises de son parti Forza Italia, il devient secrétaire d’État à la culture de son deuxième gouvernement (2001-2002). En 2008, Vittorio Sgarbi est élu maire de Salemi en Sicile, ville qui sera ensuite mise sous tutelle de l’État à cause d’infiltrations mafieuses. Avant de démissionner, il a pu lancer l’extravagante idée de mettre en vente à 1 euro les propriétés en ruine pour lutter contre l’agonie du centre historique. S’il ne peut empêcher la mort de Salemi, il a fait vivre la ville dans l’esprit de ses concitoyens. Tout comme Sutri, commune située à une trentaine de kilomètres de Rome, totalement inconnue jusqu’à ce qu’il n’en devienne triomphalement l’édile il y a tout juste un an. Trois mois plus tard, il inaugurait un musée dans un de ses palais historiques. Les visiteurs se pressent aujourd’hui pour visiter « Dialogues à Sutri », exposition où se côtoient les œuvres d’artistes aussi divers que Titien, le Douanier Rousseau, Francis Bacon ou Renato Guttuso.
Des choix qui ne répondent pas à la vision raisonnée d’un conservateur de musée mais à l’éclectisme d’un bouillonnant collectionneur. Il a rassemblé plus de 4 000 œuvres au cours de ces quarante dernières années en faisant acquérir les premières par sa mère dans les ventes aux enchères. « Toutes sont dignes d’intérêt, mais j’estime que 600 environ sont des chefs-d’œuvre absolus, qui sont d’ailleurs liés à la fondation Cavallini-Sgarbi. Les autres s’entassent dans les maisons de la famille, explique-t-il en endossant le masque qui lui sied le mieux. Pour l’historien de l’art que je suis, collectionner est lié à un divertissement compétitif : celui de prouver que l’on sait reconnaître une œuvre et un artiste avant les autres. C’est pour cela qu’un vrai collectionneur comme moi n’aura jamais un Raphaël chez lui mais sera prêt à tuer pour avoir un Bastianino. » Et pour devenir ministre de la Culture ? « Si la droite revient au pouvoir, mon nom est celui qui est le plus cité. Ça serait logique », réplique-t-il avec naturel. Ce serait sûrement l’un des rares éléments qui ne dépend pas du hasard dans un parcours où le mot « logique » sonne comme une provocation.
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Vittorio Sgarbi, le provocateur érudit
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°525 du 7 juin 2019, avec le titre suivant : Vittorio Sgarbi Le provocateur érudit