PARIS
Restaurer les icônes de l’histoire de l’art a toujours été une opération délicate. Elle le devient encore plus aujourd’hui où ces œuvres ont pris une valeur universelle et une aura planétaire. À tel point que l’on peut se demander s’il est toujours possible de toucher un tableau de Vinci, un retable de Van Eyck ou la Victoire de Samothrace ? Oui, mais à condition de prendre des gants…
La restauration est toujours une décision extrêmement importante dans la vie d’une œuvre », estime Lorraine Mailho, responsable du département Restauration du C2RMF. Et dans la carrière d’un conservateur, serait-on tenté d’ajouter. Si la polémique relative à la restauration est une tradition séculaire, l’ampleur planétaire des controverses actuelles est, en revanche, inédite. Les musées jouissent aujourd’hui d’une audience colossale et les chefs-d’œuvre possèdent une valeur universelle. Par conséquent, leur restauration est devenue l’affaire de tous et les musées sont sommés de rendre des comptes. Les institutions sont régulièrement accusées par la presse et des spécialistes de multiplier les traitements dispensables, réalisés non pour sauver une œuvre en danger mais pour des raisons esthétiques, notamment alléger les vernis pour améliorer la lisibilité d’un tableau, une notion éminemment subjective. « Les musées vont trop souvent au-delà des interventions nécessaires. Sous le terme de restauration, des opérations de “purification” générale de la couche picturale sont encore engagées avec des explorations hasardeuses dont on perd facilement la maîtrise », résume Michel Favre-Félix, président de l’Aripa, association pourfendant les restaurations « abusives ». Les restaurateurs rétorquent que le péril n’est pas la seule raison de restaurer. « Il faut respecter les équilibres esthétiques dans un tableau : les contrastes sont extrêmement importants pour créer des plans et des profondeurs », avance Pierre Curie, responsable de la filière Restauration peinture du C2RMF : « Quand ces contrastes sont complètement écrasés par un vernis jauni, l’œuvre est trahie. »
L’ère de la communication
Dans ce climat passionnel, une tendance nouvelle se dessine, une communication plus ouverte en amont. « Cela traduit aussi la volonté de dédramatiser et de rassurer l’ensemble des personnes intéressées, le citoyen lambda autant que le spécialiste », observe Lorraine Mailho. Point presse sur une opération en cours, exposition, publication, site Internet…, tous les moyens sont bons pour désamorcer la polémique. L’essor des chantiers menés devant les visiteurs obéit aussi à cette politique de transparence. Ils visent à rasséréner le public en lui montrant la nature réelle des traitements, tout en permettant de ne pas le priver des chefs-d’œuvre, un enjeu essentiel à l’heure de la concurrence croissante entre les musées. « Mais ce n’est pas toujours facile de travailler dans une boîte vitrée, confesse un restaurateur. On a parfois l’impression de livrer nos brouillons. » Les restaurateurs, dont la formation s’est considérablement professionnalisée, sont par ailleurs mieux armés pour défendre leur travail. « Tout le contenu de l’enseignement théorique et pratique de l’Institut national du patrimoine est vraiment axé sur la justification du choix du traitement », rappelle Jane Echinard, adjointe au directeur des études.
Science, prudence et collégialité
La recherche a, en outre, nettement progressé. Méthodes d’imagerie et études physico-chimiques offrent une meilleure connaissance de l’œuvre, mais le risque zéro n’existe pas. « Lorsque l’on restaure, on apporte des produits modernes ; il faut s’intéresser à leur interaction avec les produits anciens, chimiquement bien sûr, mais aussi mécaniquement, les effets qui peuvent se produire pouvant nuire à la bonne conservation de l’œuvre », concède Michel Menu, responsable du département Recherche du C2RMF. La prudence reste donc de mise, y compris pour les interventions semblant a priori anodines car la restauration n’est jamais neutre, elle reflète toujours, en partie, le goût de son temps. Toute opération sérieuse et exposée se doit donc d’être précédée par des recherches fondamentales, une importante phase de réflexion et la confrontation de différents points de vue, afin notamment de tirer les leçons des erreurs du passé. Face à la pression, la collégialité est d’ailleurs le mot d’ordre brandi par les musées. La généralisation des commissions, souvent internationales, atteste cette volonté d’ouverture, d’émulation et de recherche de consensus. En matière d’image, il serait suicidaire de toucher un chef-d’œuvre sans solliciter l’avis de spécialistes de l’artiste concerné ou des techniques utilisées. « Toucher à une icône, c’est prendre des responsabilités réelles d’où le fait de le faire de façon collégiale en réunissant une commission », reconnaît Ludovic Laugier, commissaire de la restauration de la Victoire de Samothrace.
Et gare aux musées qui ne respectent pas les différentes précautions ; la réponse peut être virulente, en témoigne la restauration avortée du Retable d’Issenheim au Musée Unterlinden de Colmar. Après un nettoyage mené en un temps record, le chantier a été arrêté net en 2011. Pour calmer les esprits, une vaste étude a été entreprise afin de réfléchir à la poursuite éventuelle de la restauration. Le cas échéant, on s’orientera vraisemblablement vers une campagne longue réalisée en public.
Le C2RMF est le Centre de recherche et de restauration des musées de France. Installé dans une aile du Louvre, il a pour mission de mettre en œuvre la politique du service des musées de France en matière de recherche, de conservation préventive et de restauration des collections des musées de France.
Le Louvre retrace le chantier hors norme mené en 2013-2014 sur la Victoire de Samothrace : une campagne de 4 millions d’euros portant sur l’œuvre de 29 tonnes et son cadre architectural, l’escalier Daru. Le célébrissime monument hellénistique n’était pas en péril mais avait besoin d’un nettoyage afin de retrouver la subtilité de ses marbres et leur jeu de contrastes, masqués par l’encrassement général et l’oxydation des badigeons modernes. La lisibilité du monument a aussi été repensée : le bloc ajouté sous la statue en 1933, une erreur d’interprétation, a été retiré. Tandis que le bateau, immense puzzle de 23 blocs, a été remonté afin de gagner en cohérence. Sur la Victoire, les ajouts en plâtre – l’aile droite et le sein gauche – ont été conservés. « Nous avons estimé que la silhouette de la statue telle qu’elle a été restaurée entre 1880 et 1883 était devenue historique et iconique : c’est-à-dire avec deux seins et deux ailes », explique Ludovic Laugier, commissaire de la restauration. Quelques fragments ont par ailleurs été réintégrés.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Peut-on encore restaurer les chefs-d’œuvre ,?
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Jusqu’au 15 juin 2015.
Musée du Louvre. Ouvert tous les jours, sauf le mardi, de 9 h à 18 h.
Nocturnes le mercredi et le vendredi jusqu’à 21 h 45.
Tarif : 12 €.
Commissaires : Ludovic Laugier et Marianne Hamiaux.
www.louvre.fr
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°678 du 1 avril 2015, avec le titre suivant : Peut-on encore restaurer les chefs-d’œuvre ?