PARIS
Près de deux ans après sa nomination à la tête de la Bibliothèque nationale de France, sa présidente explique ses priorités stratégiques et commente leurs mises en œuvres. Des collections aux travaux de restauration du quadrilatère Richelieu en passant par le numérique, les enjeux sont considérables.
Normalienne, diplômée de Sciences Po, ancienne élève de l’École nationale d’administration, Laurence Engel (52 ans) affiche un beau parcours dans la haute fonction publique de la culture. Elle a alterné les missions de conseiller (auprès de Catherine Tasca et Bertrand Delanoë), de directrice de cabinet (notamment d’Aurélie Filippetti ministre de la Culture) et de directrice d’administration (ainsi la direction des affaires culturelles de la Ville de Paris). Médiatrice du livre de 2014 à 2016, elle préside la Bibliothèque nationale de France (BNF) depuis avril 2016.
L’annonce de 1988 est un acte politique, qui était et reste très fort. C’était un hommage rendu aux livres. Il s’agissait bien sûr aussi de répondre au problème de manque de place, mais surtout de transformer l’institution, pour qu’elle ne soit plus seulement une bibliothèque de recherche, mais une bibliothèque ouverte à tout le monde ; et plus seulement une bibliothèque physique, mais aussi numérique. Il y a eu des polémiques au moment de l’ouverture : parce que tout ne marchait pas bien – l’informatique, le système de transport des livres, etc. ; et parce que le bâtiment lui-même, qui il est vrai n’est pas simple, avait soulevé des interrogations sérieuses. Il en reste d’ailleurs à résoudre aujourd’hui encore. Mais une bonne part des critiques sont maintenant dépassées : le taux de satisfaction des usagers est très élevé (95 %), le bâtiment vieillit bien, les matériaux sont absolument magnifiques, le système de coque qui protège le site a fait ses preuves lors des dernières crues. Et parallèlement nous continuons à améliorer le confort des usagers et de ceux qui y travaillent, notamment en local aveugle. Tout cela en lien avec Dominique Perrault qui a bien conscience que ce bâtiment doit évoluer.
Je connaissais naturellement bien l’institution et j’étais par avance impressionnée par l’étendue des collections. Mais j’ai été vraiment bluffée par l’image de la BNF à l’étranger : on voit en elle un modèle. Et plus largement par le poids de l’international dans la vie même de la bibliothèque. C’est une maison qui travaille en permanence à cette échelle. Nous échangeons avec nos collègues sur nos pratiques, nous produisons ensemble des normes internationales. Ce n’est pas très connu, et pourtant c’est essentiel. C’est ce qui a permis aux bibliothèques de rendre leurs collections accessibles dans le monde. C’est ce qui les a amenées à se transformer à l’ère numérique. C’est, d’une certaine manière, ce qui leur permet d’être encore aujourd’hui utiles. Et la BNF a joué un rôle moteur.
Elles sont nombreuses : Richelieu, la création de nouveaux espaces à Tolbiac, pour la fouille de données par exemple, la mise en place du dépôt légal numérique… Mais elles s’inscrivent toutes dans une même et seule direction, qui est ce sillon que creuse la bibliothèque depuis toujours. C’est celui qui fait de la BNF une référence – patrimoniale et en termes d’accès aux savoirs ; et une référence utile, donc utilisée. La BNF est un instrument de la démocratie. On vit aujourd’hui dans un monde qui est submergé d’informations. Quel est le rôle que les bibliothèques peuvent jouer dans cet univers-là ? Un rôle essentiel. Ici, on prend le temps de vérifier les sources, de s’assurer que les informations diffusées, les données et les métadonnées sont les bonnes ; on se situe à l’endroit de la diversité chère au ministère de la Culture. C’est un service qui n’est pas « rentable » ; mais c’est un service essentiel, et que seul l’État peut offrir.
Dans cinq ans ! Quand on a construit Tolbiac, on prévoyait une baisse radicale de la production de livres. Aujourd’hui, les réserves sont pleines à 96 %, c’est dix ans plus tôt que prévu. Le nombre de livres édités est deux fois plus important qu’en 1998. Alors, à l’horizon de cinq ans, on sait gérer : on densifie les magasins, on peut louer des locaux… Mais on doit réfléchir à l’après 2023. Ça veut dire d’abord redéfinir l’implantation des collections : où les installe-t-on, lesquelles doivent être au plus proche de la salle de lecture (car on ne peut pas envisager de construire une cinquième tour !), lesquelles doivent être envisagées ailleurs ? Et il faut en parallèle explorer toutes les possibilités immobilières. C’est une priorité pour 2018.
Le dépôt légal n’a jamais été exhaustif, notamment lorsqu’il s’agit de productions limitées, comme pour la photo. On ne fait pas la police du dépôt légal. Mais la BNF a toujours travaillé avec les agences pour le dépôt légal. Et par ailleurs, oui, elle a une relation construite, donc proactive, avec les photographes. Elle a aussi la capacité technique de conserver les fonds photo, de les ordonner, d’en assurer la diffusion tout en respectant le droit d’auteur. Ça, c’est son métier et c’est sans doute une des raisons pour lesquelles les professionnels ont confiance. Nous n’avons pas de prétention hégémonique ! Mais enfin, les collections de la BNF, extraordinaires, se nourrissent quotidiennement de nos acquisitions et des relations interpersonnelles entre artistes et conservateurs. Par exemple, la Bourse du talent, exposée depuis dix ans à la BNF, permet que tous les ans les épreuves de jeunes photographes entrent dans les collections.
Il est trop tôt pour en parler. Après la notification du classement « trésor national », qui sera faite dès que Me Aguttes aura transmis la liste exacte des propriétaires au ministère de la Culture, il y aura trente mois pour conclure un accord. Dans l’intervalle, nous recherchons des mécènes.
Non. Elle a clairement dit qu’elle ne souhaitait pas contribuer à la conservation de ce patrimoine national pourtant essentiel. C’est dommage !
C’est essentiel : sans la conservation d’Internet, on n’aurait aujourd’hui qu’une vision partielle de notre mémoire. Et ça fonctionne très différemment que dans le secteur du livre. D’abord, ce ne sont pas les éditeurs qui déposent, mais la BNF qui agit, en moissonnant les sites avec des robots. Ensuite, le dépôt est sélectif. Il y a bien à intervalle régulier – une fois par an – le moissonnage de tout l’Internet français. Mais seule une sélection de sites, jugés représentatifs et importants, est moissonnée plus régulièrement, jusqu’à plusieurs fois par jour. À quoi s’ajoutent des campagnes spécifiques : au moment des élections par exemple, ou lors d’événements particuliers – ce fut le cas après les attentats en 2015. La collecte ne porte pas seulement sur la page d’accueil des sites : on peut réellement naviguer dans notre passé en ligne. Cela représente aujourd’hui 32 milliards de pages.
L’histoire du numérique à la BNF a commencé par un acte décisif : « c’est nous qui numériserons et non Google, parce que perdre la main sur la numérisation, c’est perdre la main sur nos collections ». C’est le moment Jean-Noël Jeanneney. Le deuxième temps de cette histoire, c’est la numérisation de masse, avec Bruno Racine. On comprend alors que pour être présent à l’endroit où sont les gens dans le monde digital, il faut être présent massivement. Ce n’est pas la folie des grandeurs : c’est ce que fait tout le monde dans le numérique. On est passé d’une logique de vitrine à 4 millions de documents. Mais maintenant, il faut passer au troisième temps : celui de l’efficacité de l’outil de diffusion. Donc, si votre question est de savoir à quel moment on aura tout numérisé – il y a plus de 40 millions de documents dans les collections de la BNF –, alors ma réponse est : ce n’est pas l’enjeu. D’abord, parce que ce n’est pas utile : dans le monde numérique comme dans le monde physique, on ne regarde jamais tout, tout le temps. Le niveau de masse critique atteint, continuer de numériser avec la même logique, ce serait une erreur. Il faut aborder les choses de manière plus qualitative et ajustée aux besoins : ceux de la conservation et ceux des usages. Par exemple, du côté de la numérisation de masse, la priorité, pour moi, c’est la presse. Ces collections ont été trop peu numérisées. Or ces supports sont extrêmement fragiles. Et sont très sollicités. Il y a donc un enjeu de conservation et d’accès à la collection. Je suis par ailleurs très attentive à la numérisation des fonds spécialisés. Par exemple, les collections de monnaies et médailles doivent être numérisées à 100 % : la recherche se fait aujourd’hui essentiellement en ligne et au niveau international ; la connaissance de ces collections dépend donc de leur numérisation.
Regardez les performances des autres bibliothèques patrimoniales, Europeana par exemple : 16 millions d’internautes par an, pour la BNF c’est pas mal ! Surtout, on ne peut pas comparer une bibliothèque patrimoniale et un site de presse en lien direct avec l’actualité. Mais vous avez raison : l’enjeu aujourd’hui, ce n’est plus ou plus seulement la quantité, c’est l’efficacité. Ce qui veut dire : composer avec Google. Les gens ne viennent pas directement sur Gallica, mais via Google. Et quand Google modifie son algorithme, cela peut conduire à une perte d’audience. C’est ce qui s’est passé en 2016. Nous avons réagi et la fréquentation a en 2017 progressé d’1 million de visites. Autre exemple, notre bibliothèque privilégie l’exhaustivité de la réponse, alors que Google préfère des réponses courtes : la nouvelle version de notre moteur de recherche permettra d’apporter une première réponse plus sélective.
Mais Gallica est une bibliothèque patrimoniale, pas une plateforme multiservice : la BNF n’a pas vocation à concurrencer Google ! En revanche, il faut que l’outil soit bon, que notre moteur de recherche soit en permanence amélioré, que l’on continue à « océriser » [ndlr, transformer automatiquement un fichier contenant l’image d’un document en fichier texte] des pages pour pouvoir faire de la recherche de plein texte, que nous poursuivions nos efforts de recherche avec nos partenaires en matière de reconnaissance visuelle, de reconnaissance sonore, de fouilles de données… Et bien sûr, comme vous le suggérez, il faut davantage éditorialiser notre offre. En proposant des produits à partir de la bibliothèque : par exemple, Retronews, notre site de presse. Il fonctionne comme un média. C’est d’ailleurs exactement ce que nous avons fait pour la programmation culturelle, que j’ai largement redessinée en 2017, en structurant l’offre autour de grandes rubriques (L’université populaire de la BNF ; En scène ; Échos de recherche), en proposant aussi de nouveaux formats – les masterclass, le festival de lecture…. Et la fréquentation des auditoriums a progressé de plus de 60 % !
Je ne dis pas que la situation actuelle est idéale, mais en tout cas, la BNF en est là où on aimerait que soient toutes les bibliothèques publiques. Le projet politique de 1988 était prémonitoire, puisqu’une bibliothèque qui fermait à 16h30 ou 17h, avec 900 places, est devenue une bibliothèque offrant près de 4000 places, ouverte jusqu’à 20 heures et y compris le dimanche.
Oui. On est entré dans la deuxième phase du chantier. Les travaux doivent se terminer au printemps 2020 pour une ouverture au public fin 2021 et c’est le calendrier que confirme l’OPPIC (Opérateur du patrimoine et des projets immobiliers de la culture).
C’est une de mes principales priorités. La BNF, depuis vingt ans, est devenue un établissement culturel au sens plein du terme. En faire un instrument non seulement symbolique mais aussi concret de la démocratie, suppose, je l’ai dit, que nous soyons utiles. Cela veut dire que le public doit être là. Nous avons augmenté de 17 % la fréquentation en 2017 alors qu’elle baissait régulièrement depuis cinq ou six ans. Il y a 30 % d’abonnés en plus pour les offres grand public, lecture et culture. C’est bon signe.
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Laurence Engel : « La BNF est un instrument de la démocratie »
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°496 du 2 mars 2018, avec le titre suivant : Laurence Engel « La BNF est un instrument de la dÉmocratie »