Société

De l’artiste comme travailleur

Par Pascal Ory · Le Journal des Arts

Le 29 février 2020 - 634 mots

FRANCE

Une double actualité, typiquement française, braque les projecteurs sur un point de la vie culturelle ordinairement laissé dans la pénombre : une actualité d’État, une actualité de la rue.

L'artiste Sarah Jérôme travaillant dans son atelier. © Film Arte.
L'artiste Sarah Jérôme travaillant dans son atelier.
© Film Arte.

Le bruit et la fureur de celle-ci, sous le vocable de « retraites » (d’autres occasions se présenteront ensuite) s’est traduit par quelques grèves non seulement « ouvrières » – façon machinistes de l’Opéra –, mais surtout, plus remarquables, façon musiciens d’orchestre. Au même moment – le JdA n’a pas manqué de lui consacrer une double page dans son numéro précédent – sortait le rapport Racine, salué par les organisations les plus représentatives de la défense et de la gestion des droits des auteurs comme une excellente récapitulation de la situation économique de ces derniers. Ayant, en ce qui me concerne, été auditionné l’an dernier par la commission Racine en tant que président du Conseil permanent des écrivains (CPE), confédération de toutes les sociétés d’auteurs de l’écrit, je peux témoigner, en effet, du sérieux, et surtout, de l’absence d’a priori des rédacteurs du rapport. Bref : Malraux disait ironiquement que « le cinéma est aussi une industrie » ; cette conjoncture nous rappelle opportunément que les auteurs et interprètes des domaines de l’art sont aussi des « travailleurs », voire des entrepreneurs.

Ils ont, au reste, mis du temps à l’admettre et, par exemple, à se syndiquer. Ils le sont fort peu – les musiciens d’orchestre, justement, furent pionniers en ce domaine – et ce n’est pas l’individualisme croissant des sociétés postmodernes qui les encouragera en ce sens. Dans l’entre-deux-guerres, déjà, l’idée d’un statut de « travailleur intellectuel » fit long feu. Aujourd’hui l’auteur-interprète, considéré comme travailleur, relève plutôt d’un rapport de droit privé, même si, dans ce vieux pays d’État, son employeur est, plus souvent que dans la plupart des nations analogues, une institution publique.

Ce n’est pas une nouveauté : la « précarité » est, par exemple, consubstantielle à la situation du plasticien ou de l’architecte, du compositeur ou du cinéaste, dès lors qu’il ne vit que de son œuvre. La nouveauté vient plutôt de la montée du sentiment de précarisation. On est là du côté de la « température ressentie » plus que de la température réelle, qu’il est souvent difficile de mesurer, faute d’informations fiables. Quand elle est vérifiable il y entre, là aussi, du structurel : les progrès de la religion artistique ont attiré un nombre élevé de candidats vers ces métiers dont la plupart ne peuvent pas se réguler par la voie d’une évaluation corporative. La lutte pour les places s’en trouve aggravée : elle joue donc en faveur du donneur d’ordre.

Reste que la responsabilité de celui-ci est évidemment engagée : là où – dans le livre, par exemple – l’éditeur a bénéficié de considérables gains de productivité, il n’en a certainement pas fait bénéficier les auteurs en proportion, d’autant plus qu’il n’en a pas non plus profité pour revaloriser le statut des auteurs de secteurs longtemps méprisés, comme ceux des « publications destinées à la jeunesse ». Mais on n’oubliera pas le troisième responsable de cette situation : le public. La révolution culturelle d’Internet en est une terrible preuve, au travers du déclin – voire de la mort annoncée – de certains supports, comme l’imprimé, et des progrès vigoureux d’une culture de la gratuité.

On dira que, du point de vue des intérêts des uns et des autres, c’est de bonne guerre : on pourra regretter qu’il s’agisse encore, en effet, d’une guerre. Le monde de l’art n’est pas si différent des autres : faute de consensus il risque de se retrouver un jour devant des situations de krach (métaphore boursière) – des situations classiques de surproduction, par exemple – ou de crash (métaphore aéronautique), plus dramatique encore. La solution passerait par des compromis entre « partenaires sociaux ». Mais l’histoire nous rappelle que les sociétés sont aussi, en matière de catastrophes, pleines d’imagination créatrice…

Thématiques

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°539 du 14 février 2020, avec le titre suivant : De l’artiste comme travailleur

Tous les articles dans Opinion

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque