Art contemporain

A Toulouse

Miquel Barceló - L'adolescence d'un grand artiste

Par Colin Lemoine · L'ŒIL

Le 21 décembre 2009 - 1464 mots

Avant de devenir l’un des plus grands artistes vivants, que fit et qui fut Miquel Barceló ? Entre sangs et glaises, ocres et boues, les Abattoirs de Toulouse offre une plongée vertigineuse dans les entrailles du génie.

Sur cette photographie en noir et blanc, Miquel Barceló, né en 1957, est encore un jeune homme. Cheveux blonds et torse glabre, l’artiste ressemblerait presque à un éphèbe « hellène » s’il ne tenait dans sa main droite un revolver posé sur sa tempe. Tout à la fois indolent et insolent, son regard pour l’objectif de l’appareil prend le spectateur en otage. Comment jouir de cette image qui met en scène une mort probable  ? Que faire devant cette mort imminente qui n’est, pour l’instant, précisément qu’une simple image  ? Comment envisager la plasticité des formes quand le temps semble suspendu à une gâchette vulnérable  ? À en croire cette photographie, la création de Barceló fut tôt hantée par une intention souveraine : faire que le regardeur toujours tremble devant la beauté, qu’elle soit fragile, violente ou sublime. Qu’il tremble devant la beauté fatale.

« Barceló avant Barceló », l’expo
Que fit et qui fut « Barceló avant Barceló » ? L’exposition toulousaine, à la faveur d’une centaine de pièces exceptionnellement réunies pour l’occasion, explore un monde ante legem (1973-1982), celui d’un dieu d’avant les célébrations officielles et les apologues unanimes.
 
Réparties en six sections, les œuvres mettent au jour bien plus qu’une genèse académique ou qu’un apprentissage rhétorique. Elles dévoilent une intuition presque originaire de la couleur et de la matière, un sacerdoce artistique où chaque découverte vaut pour sacrifice. Pigments, papiers, boyaux, poils, bois ou graines : la matière protéiforme à l’œuvre chez Barceló n’est jamais qu’une manière de nous rappeler que la peinture est une entreprise organique et la création, un acte viscéral. Tout s’y fait avec le cœur et les tripes, avec le rose de la chair ou le noir de la bile (Nicotine, 1980).
 
Depuis toujours, matières premières et matériaux primitifs peuplent des réalisations dont la science est de laisser penser qu’elles sont simples car rudimentaires. Du reste, il ne saurait y avoir, chez l’artiste, de débuts prémédités, de période bleue ou de période rose, mais juste un scalpel décidé à autopsier le réel et, donc, à interroger la mort. Le résultat  ? Une étrange sédimentation où la vie continuerait de battre et de palpiter (Saison de pluies II, 1982).

Une « nature morte », pas exactement. Ou alors, selon l’expression anglaise : « still-life »…

Des portes des Abattoirs de Toulouse à celles du pavillon espagnol de la dernière biennale vénitienne, Barceló a-t-il franchi une étape  ? De 1973, date de l’obtention de son diplôme à l’école des arts décoratifs de Palma de Majorque, à 1982, année de sa consécration internationale lors de la Documenta VII de Cassel, l’artiste a-t-il passé un palier  ? Peut-on seulement parler de seuil lorsque l’on n’a cessé d’errer dans les étages du génie  ?

Ars vivendi, ars moriendi
Intitulés « Bestiaire » et « Vanités », les deux premiers paragraphes du parcours toulousain donnent à voir combien l’œuvre de Barceló est présidée par l’intrication de la vie et de la mort. Le corps n’est jamais un élément étranger au monde qui l’entoure, il est un artefact soumis au temps et à l’histoire, déliquescent et putréfiant, malmené et écorché.
 
Dès sa première exposition personnelle, sise en 1974 dans une galerie majorquine, le jeune artiste a recours à l’animal, dont il investigue les formes et les lignes avec une délectation d’entomologiste. Ainsi ses travaux séquentiels autour du scarabée dénotent une immersion minutieuse, presque maniaque, dans le domaine fascinant du biologique (Sans titre, 1975). L’œil jouit du plaisir enivrant que suscite la scrutation microscopique tandis que la main, elle, s’emploie à traduire ce sortilège de l’infiniment petit, autrement dit de l’infini lui-même.

Rapidement, et respectivement à l’évolution de sa peinture, Barceló redéploie cette dissection à plus grande échelle et selon une gestualité plus lyrique. Désormais, les animaux paradent sous des couleurs diaprées, vocifèrent des couleurs hurlantes (Amsterdam Dog, 1981) ou menacent le règne humain (Persécution nocturne à la périphérie de la ville, 1981). La pâte s’épaissit et la violence se conglomère dans des toiles flamboyantes qui laissent transparaître la proximité de l’ami Basquiat. Insensibles à ce déluge expressionniste, pieuvres, moules ou poulpes continuent, quant à eux, d’envahir un bestiaire tératologique où la seule fixation de la vie tient lieu d’épiphanie.

Au registre des vanités, Barceló aime à classifier le vivant dans de petites boîtes où il enferme tantôt une gousse d’ail, tantôt des griffes de poulet, ici un poivron pourrissant (Cadavérine 15, 1976), là une fleur, des os et des cailloux (Sans titre, 1976). Toutes participent d’une taxinomie fabuleuse car sensibilisée au temps, la putréfaction devenant un au-delà de la vie, ou de la mort. C’est selon.

Art mineur, art majeur
Chez le jeune Barceló, la vie est un objet d’étude et l’objet mène à l’étude de la vie. Il n’existe pas de cloisonnement entre les règnes – végétal ou animal – pas plus qu’entre l’être animé et la chose inerte. De la sorte, la section « Poésie expérimentale » dénote le va-et-vient permanent que l’artiste effectue entre des langages traditionnellement étanches. Disposant un scarabée illusionniste sur une partition maculée de taches (Scarabée bs, 1975), mettant sous verre un hameçon affûté (Sans titre, 1976-1977), confinant cinq tigres en plastique coloré dans autant de boîtes ligneuses (Sans titre, 1976-1977), Barceló joue d’hiatus visuels et, souvent, de cruauté.

Le silence est d’or dans ces compositions qui parlent d’elles-mêmes, comme cet Élément de paysage (1976) où – et l’on se rappellera Georges Bataille – l’artiste paraît avoir dérobé un morceau au « bleu du ciel » pour le mettre en sachet. Art « brut » que cette rage de créer et de nous faire croire à la simplicité…

Et quand, dans la quatrième section, Barceló évoque son plaisir du texte, il se dépeint en lecteur sauvage, admirateur de Nabokov et de Michaux. Il suffit alors de regarder ces livres pétrifiés par la matière-peinture qui semble avoir coulé comme la lave et enclavé à jamais des mots inconnus (Sans titre, 1980). Il suffit, plus prosaïquement, de feuilleter le catalogue de l’exposition et de constater qu’il se présente sous la forme d’un annuaire littéralement entaché par le geste discret de l’artiste.

Devant un miroir, à travers la vitre
Qu’il s’observe pour se représenter ou qu’il regarde le monde pour le figurer, Barceló ne fait que contempler la nature, humaine ou non. Là encore, et ce dès les débuts, il parvient à synthétiser le réel et à restituer sa singularité sous des formes apparemment élémentaires. L’économie est un leurre dans ces portraits masqués que sont les Pinceaux de l’artiste (1976) savamment préparés pour que, sous le plâtre et la couleur, transpirent la ferveur et la douleur.
 
De même, la série des cigarettes (1980) montre peu pour dire beaucoup : le rose fragile du derme, les bruns de la nicotine, les volutes zigzagantes de la fumée et, entre les interstices de ce portrait nébuleux, un peintre qui s’époumone alors contre les drogues. Parfois, bien sûr, l’angoisse hurle dans des tableaux que violente un geste débridé, semblable à celui d’un De Kooning. La toile devient dès lors un magma dont la perspective hallucinée s’apparente à la trouée qu’aurait laissée un obus (El Pintor damunt el quadre, 1982).

Les paysages réservent la même poésie, depuis cette fleur saumon posée sur la trame verte de la toile (Arbre rose, 1976-1977) jusqu’à ce poisson délicatement ajusté sous une marine néopointilliste (Sans titre, 1977). Saisissantes, les toiles des années 1977-1979 attestent la virtuosité d’un artiste dont le nombre de printemps – tout juste vingt – laisse augurer des étés splendides. Des bleus nocturnes (Abc, 1979) alternent avec des ocres solaires, des étoiles diamantaires avec des craquelures désertiques (Sans titre, 1979). Constellée d’astres ou de lézardes, la peinture semble avoir emprisonné à jamais des souvenirs pigmentaires, ceux d’un ciel tropical avant l’orage ou ceux d’un Sahel attendant la pluie.

Avec le noir du Tintoret et le rose de Twombly, avec la truelle de Fautrier et la muleta du matador, le jeune Barceló est un infatigable torero, moins obsédé par la mise à mort que par la lutte pour la vie. Le chef-d’œuvre, cette banderille inoubliable…

Repères

1957
Naît à Felanitx (île de Majorque).

1976
Première exposition au musée de Palma de Majorque.

1982
Participe à la Documenta de Cassel.

1988
À la suite de sa découverte de l’Afrique, expérimente divers matériaux et s’initie à la terre cuite.

1997
Grandes pièces coulées en bronze.

2000
Projet monumental à la cathédrale de Majorque.

2006
Paso doble, performance réalisée avec le chorégraphe Josef Nadj.

2008
Peint le plafond de la salle des droits de l’homme au Palais de l’ONU de Genève.

Autour de l’exposition

Informations pratiques. « Barceló avant Barceló, 1973-1982 », jusqu’au 28 février 2010. Les Abattoirs, Toulouse. Du mercredi, au vendredi de 10 h à 18 h. Samedi et dimanche de 11 h à 19 h. Tarifs : 7 et 3,5 €.
www.lesabattoirs.org

Les Abattoirs à l’heure espagnole. Après une année 2008 largement consacrée au peintre Antonio Saura (1930-1998), les Abattoirs continuent de servir l’art espagnol. En parallèle à l’exposition consacrée à Barceló, l’institution présente une sélection d’œuvres d’artistes ibériques appartenant à ses collections. Les pièces de Picasso, Millares, Tapiés, Clavé ou Arroyo côtoient les productions d’artistes qui ont émergé sur la scène internationale à partir de 1980 : Campano, Broto, Llimos, Delgado, Plensa, Casameda ou Zush. Jusqu’au 28 février 2010.

Thématiques

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°620 du 1 janvier 2010, avec le titre suivant : Miquel Barceló - L'adolescence d'un grand artiste

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