L’artiste catalan, qui inaugure ce mois-ci deux importantes expositions à Paris, à la BnF et au Musée Picasso, nous reçoit dans son atelier.
En plein cœur du Marais, dans un vieux Paris qu’il affectionne depuis les tout premiers temps où il est venu en France, il occupe trois étages d’une ancienne manufacture de rideaux nordiques dont les pièces, hautes et spacieuses, lui servent d’ateliers et de lieux de vie. On y passe de l’une à l’autre comme on pourrait déambuler à l’intérieur d’une image de Piranèse. Voilà plus de vingt-cinq ans que Miquel Barceló s’est installé là, qu’il y travaille quand il n’est pas à Majorque ou au Mali, ses deux autres ports d’attache, sinon de par le monde. Volontiers boulimique, l’artiste a envahi l’espace de toutes sortes d’œuvres peintes, dessinées, gravées, sculptées, passant d’un projet à l’autre, s’interrompant pour faire un point avec son assistante, recevant tel ou tel qui vient le visiter, etc. En pleine préparation de ses deux expositions, d’une part à la BnF, d’autre part au Musée Picasso, il prend le temps de terminer tout un lot de gravures avec son imprimeur qui est venu lui apporter de nouvelles plaques. Le temps aussi de nous recevoir pour aller à la découverte de son monde.
Joan Miró, la figure tutélaire
Le monde. Celui de Barceló, c’est celui de la terre. Originaire de l’île de Majorque, aux Baléares, né en 1957, à Felanitx, Miquel Barceló est issu d’une famille modeste dont le père était paysan et la mère peintre de paysages. Ce rapport duel à la nature le constitue au plus profond de lui, comme l’atteste au fil du temps son œuvre pour l’essentiel requise par cette relation fondamentale qui lie l’homme aux éléments. S’il dit avoir « su très jeune qui était Cézanne », il ne cache pas l’importance qu’a toujours eue Joan Miró à ses yeux. Non seulement il est catalan comme lui, mais il pourrait tout aussi bien s’approprier cette formule que son aîné livre à l’un de ses correspondants, en 1916, alors qu’il n’est âgé que de vingt-trois ans : « Travailler énormément et vivre la vie, afin que le fait de se promener en montagne, de contempler une belle femme, de lire un livre, d’écouter un concert, me suggère des visions et des formes, des rythmes et des couleurs, que tout cela nourrisse mon esprit pour que son langage soit plus puissant. »
Barceló est un bourreau de travail. Créer, c’est son adrénaline. Son diplôme de l’école des Arts décoratifs de Palma de Majorque en poche, il fait à 17 ans sa première exposition, participe à un collectif conceptuel antifranquiste l’année suivante (Taller Llunàtic) et cofonde la revue Neon de Suro. À 20 ans, il expose à Barcelone, mêlant toutes sortes de matières organiques à sa peinture, puis marque son intérêt pour l’action painting et l’abstraction gestuelle, inspiré notamment par le dernier Pollock, Twombly et de Kooning. Les années 1980 sont pour lui celles de tous les voyages et de toutes les expériences, multipliant les expositions, notamment la Documenta dès 1982. Aussi gagne-t-il très vite une reconnaissance internationale et s’impose-t-il comme la figure de proue d’une renaissance de l’art espagnol dans la lignée de Picasso, de Miró et de Tàpies. Comme eux, il jongle entre abstraction et figuration, pratiquant à l’envi toutes les formes d’art. Vie et œuvre confondues, il reconnaît que son art est « lié à son environnement immédiat ». À la différence de beaucoup de ses semblables, Barceló ne travaille qu’avec un seul assistant, « le même depuis le XXe siècle », lâche-t-il très naturellement.
Si la formule ne manque pas de piquant, c’est que « j’aime bien pouvoir dire ça », dit-il en souriant. « C’est quand même un privilège, non ? » L’expression revient de manière récurrente dans sa bouche comme pour insister sur le fait que nous avons la chance d’avoir un rapport au temps qui se partage ainsi sur une large échelle. Vous invite-t-il à regarder sur une table tous les outils qui s’y trouvent et lui servent pour la gravure : « Regarde tous ces outils. Il y en a qui viennent du XXe siècle, il y en a des tout neufs et il y en a même qui datent du XIXe. C’est superbe, non ? C’est un héritage. » Et d’ajouter dans la foulée : « La peinture, c’est aussi une histoire d’héritage. De pensées, de gestes, d’outils. » D’ailleurs, pour lui, « faire une exposition au Musée Picasso, c’est la même chose ». Question d’héritage encore. Est-ce impressionnant ? « J’ai déjà fait ça au Louvre et au Prado, rappelle-t-il sereinement. La question n’est pas si c’est ou non impressionnant parce que je cherche plutôt des choses à apprendre que des choses à montrer. »
Vérification en a été faite dès lors que l’artiste s’est entiché de l’Afrique et y a effectué tout un ensemble de séjours, à partir de la fin des années 1990. Barceló y a vécu des moments très intenses, y construisant une pirogue-atelier pour remonter le Niger et le Bani, y traversant toutes sortes de situations de rébellions et de révoltes locales, y créant un atelier-maison sur les sommets du village de Gogoli. À l’œuvre, il a couvert de très nombreux carnets, exécuté des quantités d’aquarelles et de gouaches, peint toutes sortes de tableaux de petits et de grands formats. Animé d’un désir d’ailleurs et de confrontation permanente avec des paysages et des cultures les plus divers, l’artiste a fait en Afrique une expérience déterminante, proprement existentielle, en quête d’une connaissance de soi et du monde dont son œuvre est l’expression. Ses « Carnets d’Afrique », publiés en 2003, qui mêlent textes et dessins, ont ce quelque chose d’un parfum d’exotisme qui fait penser aux albums respectifs de Delacroix et de Gauguin pour ce qu’ils nous permettent de prendre la mesure d’autres mondes. Aujourd’hui, Barceló ne peut que s’inquiéter de voir comment certains s’emparent de la religion pour s’en servir à des fins de pouvoir et regrette fort de ne pouvoir y retourner pour l’instant. « En Afrique dit-il, on rigole beaucoup, et le village où je suis est tout petit. On se connaît tous, c’est un microcosme. C’est quelque chose de rassurant. Je suis né sur une île, j’ai besoin de cela. » En grand baroudeur qu’il est, il distingue ce rythme de vie de celui qu’il a connu dans l’Himalaya où il dit y avoir « beaucoup marché et passé plusieurs semaines d’un monastère à l’autre », passionné par le rapprochement qu’il voit entre les Dogons, l’animisme et le bouddhisme primitif.
Le besoin furieux de mettre la main
Son œuvre, Barceló n’a eu de cesse de la remettre en question, appelant techniques, protocoles de travail et iconographies les plus variés. Bibliothèques, Ateliers, Autoportraits, Louvre et grands tableaux blancs quasi minimalistes des années 1980 ; crucifixions d’animaux, Corridas et Portraits, aquarelles et carnets de voyage des années 1990 ; céramiques et sculptures animalières – telle cette Tête de gorille (2004), décorations monumentales et collaborations avec les artistes de la scène – dont celle avec Jérôme Deschamps pour L’Enlèvement au sérail de Mozart (2004) –, décor de Rouge, Carmen lors du Festival des nuits de Fourvière (2008), création d’un livre poème – Une nuit sur le mont Chauve – avec Michel Butor (2012), etc. Intitulée « L’Inachèvement », la dernière exposition de Miquel Barceló à la Galerie Thaddaeus Ropac en 2015, en dit long de la dialectique qui gouverne l’ensemble de son œuvre. « J’ai toujours fait semblant de savoir faire les choses alors qu’en fait, je ne sais rien faire, et l’idéal, c’est que j’aime bien commencer à travailler sans savoir ce que je vais faire, sans avoir aucun rendez-vous dans le reste de ma vie. Ça, c’est le paradis. Comme en Afrique. En Afrique, c’est comme ça. » C’est cela la liberté de l’artiste.
Ce qu’en son temps Gauguin revendiquait sous le couvert du « droit de tout oser », Miquel Barceló semble bien chercher à l’appliquer. Il n’a cure des conventions et des usages, encore moins des qu’en-dira-t-on. Au Festival d’Avignon, en 2006, il va même jusqu’à se donner en spectacle, montant sur scène en compagnie du chorégraphe et metteur en scène Josef Nadj pour réaliser chaque soir une sorte de performance sculptée faite à partir du travail de poterie de l’artiste. Une « œuvre sculpture vivante » en quelque sorte – comme le dit Barceló lui-même –, dont la charge existentielle nous ramène irrésistiblement en un point d’origine.
Quelque chose d’élémentaire est à l’œuvre dans la démarche de Miquel Barceló qui en appelle aux techniques les plus diverses. Ainsi présente-t-il à la BnF un grand mur de têtes céramiques faites à partir de briques dans cette ancienne tuilerie-briqueterie de Felanitx qu’il a rachetée et transformée en atelier. « Je ne fais pas exactement de la céramique, mais de la terre cuite, s’empresse-t-il de préciser, et des fois même pas cuite, même pas sèche. » Autoportraits, crânes et têtes à l’image de vanités, les céramiques de Barceló mêlent le végétal, l’animal et l’humain, le passage du temps et de la mort s’y exprimant de la façon tout à la fois la plus fragile et la plus durable. Si, pour lui, la céramique est « une forme de peinture », il aime surtout patauger dans la boue. Barceló a un furieux besoin de mettre la main à la pâte, de se mesurer physiquement au matériau qu’il emploie.
L’histoire pour référence
Au détour de la conversation, voilà que Barceló s’arrête sur un livre posé sur une table, consacré à la grotte Chauvet. L’artiste est proprement fasciné par elle. Il l’a déjà visitée plusieurs fois et il y retourne chaque fois qu’il peut. « C’est tout de même la grande découverte artistique de ce dernier millénaire. Lascaux, Altamira et les autres, c’est juste quelques milliers d’années, mais la grotte Chauvet, c’est trente-six mille ans, un bond en arrière énorme ! » Pour l’artiste, notre histoire de l’art, si on remonte à Giorgione, ce n’est qu’un jet de pierre, alors que Chauvet, c’est une étoile. « C’est cosmique, dit-il, et pourtant ce sont des gens qui font la même chose que ce qu’on essaie de faire. Il y a par exemple sur une paroi la figure d’un hibou dessinée avec les doigts dans l’argile. C’est fait en quelques secondes. Je me suis amusé à refaire le même dessin : j’ai mis le même temps. La même dizaine de secondes qu’il y a trente-six mille ans ! » Démonstration donc que l’art n’a rien à voir avec l’idée de progrès. « L’art, c’est comme la poésie, c’est intemporel. »
Résolument attaché à la terre, Miquel l’est tout autant à l’histoire – et à celle de l’art au premier chef. Se promène-t-il au Louvre, il s’arrête devant une petite Nature morte à la tête de mouton, de Goya, datée 1828. Il la scrute dans le moindre de ses détails, en décortique chaque partie, relève cette couleur sang si particulière à son confrère, y voit même dans l’œil de la bête la tête de Goya, comme si le peintre n’avait pas pu ne pas s’y figurer. À moins que ce ne soit Barceló lui-même qui s’y reflète. Qui s’y projette.
1957
Naissance à Felanitx, Majorque (Espagne)
1972-1973
École des arts décoratifs et métiers de Palma de Majorque
1982
Participation à la Documenta VII
1988
Premier voyage en Afrique
1995
Biennale de Venise
2000-2007
Création des vitraux et bas-reliefs de la chapelle Saint Pierre, cathédrale de Palma de Majorque
2010
Rétrospective « Terra Mare », palais des Papes, Avignon
2016
Expositions à la BnF et au Musée Picasso
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Le boulimique Miquel Barceló
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Du 22 mars au 31 juillet 2016. Musée Picasso Paris, 5, rue de Thorigny, Paris-3e. Du mardi au dimanche de 11 h 30 à 18 h, ouverture dès 9 h 30 le week-end, fermé le lundi.
Tarifs : 12,50 et 11 €.
Commissaires : Violette Andres, Émilia Philippot.
www.museepicassoparis.fr
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Tarifs : 9 et 7 €.
Commissaire : Cécile Pocheau-Lesteven.
www.bnf.fr
Légende photo
Portrait de Miquel Barceló © Jean Marie del Moral
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°689 du 1 avril 2016, avec le titre suivant : Le boulimique Miquel Barceló