Barceló plonge dans la matière

PARIS - Il y a longtemps que Miquel Barceló n’avait pas exposé à Paris. La dernière fois, c’était au printemps 2007 chez Yvon Lambert. Ce dernier ayant fermé fin 2014, l’artiste (né en 1957 à Felanitx à Majorque) fait ici sa première exposition à la galerie Thaddaeus Ropac (qui le représente désormais en France et en Autriche), avec un ensemble de dix-sept toiles récentes, principalement datées de 2014. Et autant lever tout de suite le voile du doute : contrairement à une vague rumeur, l’ensemble n’est pas directement inspiré de la grotte Chauvet. Certes plusieurs toiles ont un côté art pariétal. Certes l’artiste y est allé quatre ou cinq fois depuis dix ans. « Je fais partie du comité scientifique de la grotte mis en place pour l’ouverture de l’espace de restitution, la copie en fait », indique-t-il. Cela lui a permis de bien étudier le lieu, de l’appréhender en profondeur, c’est le cas de le dire, et d’affirmer qu’« elle est pour [lui] l’un des grands chefs-d’œuvre de cette planète ». Mais plus qu’une influence directe, « elle a vraiment marqué [sa] vie, au même titre que [sa] découverte de l’Afrique en 1988 qui a modifié quelque chose de profond en [lui]». En résumé, deux événements clefs qui permettent de situer l’œuvre de Barceló entre le Mali et Chauvet.

On retrouve ainsi dans cet ensemble deux constantes du travail de Barceló : la fidélité à une iconographie précise et un rapport phénoménologique à la matière. En ce qui concerne la première, défilent des figues (tardives, ou coupées) des tomates, melons… un panier classique de la nature morte, ainsi qu’un bestiaire dominé par des poulpes, des seiches et autres poissons. « Je préfère de loin les poulpes aux calamars », précise l’artiste en connaisseur d’autant plus fin qu’il a abordé le mollusque sous tous les angles (il y en a plein en bronze, en plastique ou simplement séchés dans son atelier comme autant de modèles) et qu’il a surtout, depuis ses débuts, fait du monde sous marin un sujet central de son travail. « Natif de Majorque, j’ai passé une bonne partie de ma vie sous l’eau, je fais de la plongée depuis l’âge de 10 ans ».

En immersion dans ses toiles
Quant à la matière, elle est depuis toujours l’axe majeur de sa démarche. Cette matière dans laquelle il baigne à loisir, comme en apnée, qu’il s’agisse d’argile pour des sculptures ou pour cet immense bas-relief de 300 m2 en céramique qu’il a installé en 2007 à la chapelle Saint-Pierre dans la cathédrale de Palma de Majorque ; ou plus simplement de tout ce qui peut faire peinture, à l’exemple du titre de cette exposition « L’inassèchement » : un jeu de mot avec la sèche, un clin d’œil au vocabulaire et au monde d’Henri Michaux, mais aussi une référence directe au long temps de séchage de la toile couchée par terre qui « ressemble à une flaque, où tout peut changer en un instant », s’amuse-t-il. Car admirablement et intuitivement travaillée, la matière chez Barceló prédestine et pré-dessine même la figure, comme si cette dernière venait s’appuyer sur les reliefs pour se donner des contours, se servait des courbes et des pics pour guider sa forme. Une matière si présente et proéminente que dans une toile comme Melon coupé, elle en vient même à donner la splendide illusion que la partie centrale du fruit est creusée comme le cratère d’un volcan, autrement dit la bouche même de la matière en fusion. La matière qui fait dire à l’artiste que « la peinture se regarde par couches de regards ».

Si les œuvres sont de qualité inégale, avec cependant quelques beaux sommets, leur prix est équilibré et régulier, qui va de 70 000 à 300 000 euros. Une coquette somme évidemment, mais loin de son record en ventes publiques atteint chez Christie’s à Londres en juin 2011 : 5,6 millions d’euros (6 344 090 dollars) pour Faena de Muleta, une toile de 1990. En baisse relative par rapport à il y a une dizaine d’années (sa cote est heureusement sortie du top spéculatif), elle retrouve une vitesse de croisière et témoigne d’une belle constance sur la durée. De façon logique pour celui qui, depuis plus de trente ans, est l’un des très grands artistes sur la scène internationale, qui a travaillé avec les plus importantes galeries, de Léo Castelli à New York dès 1986 à Bruno Bischofberger à Zurich depuis 1984, et encore aujourd’hui puisque c’est même Barceló qui inaugurera le nouvel espace du galeriste suisse à la rentrée prochaine.