À l’occasion de la sortie en salles de son premier long-métrage, Neïl Beloufa se livre sur ses références, ses prises de risques, les systèmes de production et les idéologies.
Le jeune vidéaste et plasticien Neïl Beloufa (33 ans) s’est jusqu’ici distingué par ses installations vidéos. Elles délivrent une image du système qui vient bousculer les cimaises du MoMA ou du Palais de Tokyo, où prend justement fin son exposition « L’Ennemi de mon ennemi ». Fils d’un cinéaste algérien, il devient à son tour réalisateur de son premier film de fiction.
Avec ce long-métrage, je déplace mon champ d’action habituel, le milieu de l’art. Je me trouve confronté à un système qui fonctionne avec d’autres codes et passe par des réseaux nouveaux pour moi. C’est quelque chose que j’ai particulièrement ressenti au niveau de la critique. Lors de la présentation du film dans le cadre de la Berlinale, j’ai constaté que les critiques n’envisagent jamais le film comme un tout indissociable. Même si certains peuvent globalement apprécier l’objet, ils développent des angles d’attaque multiples qui vont concerner le scénario, la direction d’acteur, la lumière, le son, etc. Alors qu’on est rarement confronté à ce type de découpage dans la critique artistique, où l’œuvre est plus généralement considérée comme un tout que l’on soutient ou rejette dans son ensemble.
Je conçois tous mes projets en pensant aux suivants et à la manière dont l’un va permettre l’autre, quant à l’économie, la logistique ou la forme. Ainsi, la vente de mes pièces en galerie permet de financer les films dont la production est lourde en matière d’investissement. Le montage d’un décor est extrêmement onéreux par exemple, c’est la raison pour laquelle je l’ai construit dans mon atelier et que je l’ai gardé après le tournage : il a servi à accueillir plusieurs projets d’expo au cours des trois dernières années.
Pas du tout, j’adore Fassbinder, mais je n’y ai pas pensé. Ce n’est qu’à la fin que je me suis rendu compte de la parenté formelle. Mais au-delà de ça, tout distingue mon cinéma de celui de Fassbinder. Chez lui, il y a une intensité émotionnelle, du drame, de l’empathie dont mon film est dépourvu. De plus, les personnages incarnent des archétypes assurés chez Fassbinder. Dans Occidental, les personnages ne cessent de changer de positionnement tout au long du film.
J’ai la conviction que l’art n’est pas politique. Ce qui est politique dans l’art, c’est comment on fait l’art, d’où provient l’argent, comment on le redistribue, comment on parle aux gens, dans quelles structures on intervient, qui le regarde, etc. L’art en soi est un objet fermé. Dans le film, chaque situation apparaît comme le retournement de la précédente et chacun des acteurs semble incarner un rôle qui, d’un bout à l’autre du film, ne cesse de se renverser. Les perspectives de lecture se déplacent tout au long du film, ce qui rend impossible de l’enfermer dans un quelconque programme.
Ces choix sont empiriques. Ces images sont partout aujourd’hui, elles sont utilisées par tout le monde. Ce que l’on retrouve dans le débat télévisé, qui apparaît par intermittence dans le film, où l’on entend un commentateur demander « Qui est responsable de la situation actuelle ? » et son interlocuteur qui répond « Arrêtez de regarder le passé », c’est une reprise des rhétoriques de droite et de gauche. Le film est un repère à idéologies articulant un monde qui, en fait, n’est pas articulé. J’ai l’impression que nos outils de lecture du monde sont invalidés en permanence, ce qui fait que j’ai du mal à le comprendre. Aussi, je pense qu’il faut apprendre à en parler autrement, ne pas être dans une opposition manichéenne droite/gauche, Adam Smith contre Karl Marx. J’essaie d’affirmer une incohérence permettant d’envisager les problèmes sans tomber dans une dialectique froide qui nous rend tous schizophrènes.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°502 du 25 mai 2018, avec le titre suivant : Neïl Beloufa, artiste : « L’art en soi est un objet fermé »