Art contemporain - Intelligence artificielle (IA)

Artiste, assistant, IA… Qui fait l’œuvre ?

Par Stéphane Corréard · Le Journal des Arts

Le 19 janvier 2025 - 655 mots

Il y a quelques mois, un tribunal aurait pu avoir à juger de qui est l’auteur véritable d’une œuvre : celui qui la conçoit, ou celui qui la réalise ?

Exemples de portraits réalisés par l'intelligence artificielle Outrages, fruit de la collaboration entre Gérard Garouste et la société EBB de Neïl Beloufa. © Garouste X EBB © Adagp Paris 2025
Exemples de portraits réalisés par l'intelligence artificielle Outrages, fruit de la collaboration entre Gérard Garouste et la société EBB de Neïl Beloufa.
© Garouste X EBB
© Adagp Paris 2025

Malheureusement, le Prix de Rome Daniel Druet, dans le rôle du praticien, avait introduit une action en contrefaçon contre la galerie et le musée ayant exposé ses sculptures réalisées pour le compte de Maurizio Cattelan, alors qu’il aurait dû attaquer directement l’artiste, pour demander à renverser la présomption de paternité, puisqu’il prétendait en être reconnu comme l’auteur exclusif. Le plaignant ayant été renvoyé à cette vérité juridique, la question reste ouverte.

Alors que la musique ou le cinéma sont confrontés depuis longtemps à une fragmentation de la notion d’auteur, les arts visuels demeurent attachés à la figure de l’« artiste », qui selon Larousse « exerce professionnellement un des beaux-arts ou, à un niveau supérieur à celui de l’artisanat, un des arts appliqués ».

Pour banaliser le recours par de nombreux créateurs d’aujourd’hui à une main-d’œuvre qualifiée chargée de réaliser des œuvres requérant des savoir-faire dont ils ne possèdent pas toujours les rudiments, certains invoquent les grands artistes du passé assistés dans la réalisation de leurs œuvres. On ne saurait cependant confondre le compagnonnage, fondé sur la transmission entre pairs, et un mode de production capitaliste, où un donneur d’ordre accapare l’essentiel de la rétribution symbolique et financière de talents qu’il loue, ne les possédant pas lui-même.

Ce système est d’autant plus archaïque qu’il prospère sur l’ignorance et le secret, voire la tromperie, notions orthogonales aux exigences actuelles en matière de transparence. Ignorance, car le public et même les acheteurs continuent de croire que ces artistes réalisent leurs œuvres eux-mêmes ; secret ou tromperie, car contrairement à la Renaissance, cette pratique est soigneusement dissimulée. Alors que Rubens affichait en toute transparence cinq catégories de prix pour ses œuvres selon son degré d’implication dans leur réalisation, les artistes d’aujourd’hui, quand ils délèguent, le taisent pour la plupart soigneusement.

Publiant [dans Le Monde du 14 mai 2022] une tribune pour voler au secours de Cattelan, un collectif de 65 personnalités du monde de l’art a affirmé que « c’est bien la question de la paternité de l’art qui est au cœur de cette dispute et de ce qui fait œuvre » ; pour les signataires, pas question de valoriser l’exécution d’une œuvre, au risque de revenir sur « des siècles » de dissociation salutaire entre « le corps (les mains qui façonnent) et l’esprit (l’idée de l’artiste, le concept véhiculé) ». Parmi ceux-ci, la photographe Sophie Calle fait indéniablement preuve de cohérence. Elle-même sacrifie pourtant aux exigences du « coauteurisme », mais uniquement quand elle réalise des films ; dans ses expositions, comme celle récente au Musée Picasso de Paris, la célèbre cheffe opératrice Caroline Champetier était ainsi citée au générique, et jusque sur le cartel du film Voir la mer (2012). En revanche, la contribution majeure du tout aussi réputé directeur artistique Christophe Brunnquell n’était mentionnée nulle part : il fallait fouiller le rapport d’activité de l’institution – à la rubrique « suivi des accords-cadres », entre la menuiserie et les assurances ! – pour être informé de sa « prestation de graphisme artistique pour l’exposition Sophie Calle ».

Sur cette question, la dernière initiative de l’artiste Neïl Beloufa apporte un éclairage inédit et passionnant. Sous le nom anagrammatique d’« Outrages », sa start-up EBB a en effet nourri une intelligence artificielle d’images de peintures de Gérard Garouste. Au profit de l’association La Source, 180 acheteurs peuvent, contre 450 euros, recevoir au format A3 leur effigie « unique incarnant parfaitement l’univers singulier et étrange de l’artiste », cosignée par le peintre et le studio EBB. Cerise sur le gâteau : la machine offre huit propositions différentes, et si les portraits ne conviennent pas au modèle, celui-ci peut la relancer autant de fois qu’il le souhaite.

Démocratisation de la commande et de la réalisation d’un portrait permise par la technologie numérique, désacralisation de la notion d’auteur, ou subtile provocation d’un artiste expert en paradoxes ? Pourquoi choisir ? Les trois à la fois : du grand art !

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°647 du 17 janvier 2025, avec le titre suivant : Artiste, assistant, IA… Qui fait l’œuvre ?

Tous les articles dans Opinion

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque

GESTION DES COOKIES