ÉTATS-UNIS
La société Yuga Labs, détentrice de la série des « Bored Ape », a vendu pour près de 303 millions d’euros de NFT à l’occasion de son entrée dans le métavers. Suffisamment pour que l’écosystème d’échange de NFT se grippe et fasse bondir les frais de transaction.
Dans la courte histoire des NFT, c’est un jour à marquer d’une pierre blanche. La start-up américaine Yuga Labs a frappé fort : le 30 avril, elle a « forgé » (selon le terme consacré) et mis en vente un ensemble de 55 000 NFT baptisés « Otherdeeds » qui lui ont rapporté près de 303 millions d’euros, la plus grande émission de jetons non fongibles jamais enregistrée. En moins de 24 heures, ceux-ci ont ensuite généré un volume d’échange de plus de 230 millions d’euros sur le marché secondaire, soit presque un demi-milliard d’euros de transactions au total. Des chiffres qui donnent le tournis, surtout lorsqu’on sait que ces NFT ne correspondent pas à des œuvres numériques mais à des portions de terrain dans « Otherside », le métavers (ou monde virtuel) que Yuga Labs est en train de développer.
La jeune société, évaluée à plus de 4 milliards de dollars (3,8 Md€) aujourd’hui, s’était illustrée en 2021 avec le lancement de sa série « Bored Ape Yacht Club », 1 000 NFT correspondant à des effigies de singes cartoonisés au succès retentissant. Depuis décembre, ceux-ci sont devenus les jetons les plus chers du marché, collectionnés par des célébrités telles que Neymar ou Madonna, et avoisinant au total près de 1 milliard d’euros en valeur. De quoi sacrer Yuga Labs comme leader incontesté du secteur du crypto-art.
« Otherside », tel que le présente la start-up, est censé étendre l’univers des Bored Ape sous la forme d’un jeu de rôle en ligne massivement multijoueur : on pourra donc, si l’on possède des « Otherdeeds », y réclamer la propriété d’un lopin de terre et même donner vie à son singe sous la forme d’un personnage jouable, si toutefois l’on possède le NFT d’un Bored Ape.
Le fonctionnement précis de ce monde virtuel n’est pas encore connu, mais son existence proche donne déjà à la start-up les moyens de s’imposer comme l’un des piliers du « Web 3.0 », un Internet régi non plus par de grandes multinationales (Google, Facebook) mais par la technologie décentralisée de la blockchain. Pour rappel, celle-ci agit comme une sorte de registre qui contient la liste des transactions effectuées entre utilisateurs et en garantit la sécurité : c’est ce qui a rendu possible le développement des NFT, des différents métavers, et bien sûr, des cryptomonnaies. Yuga Labs a d’ailleurs lancé la sienne, le « ApeCoin », en mars dernier : c’est avec elle, et elle seulement, que l’on peut acheter ses « Otherdeeds ».
Mais chaque médaille a son revers et Yuga Labs s’est retrouvée victime de son succès. La vente du 30 avril a certes battu tous les records, elle restera aussi dans l’histoire comme un moment de grand chaos dans le monde des NFT : ce jour-là, les transactions furent si nombreuses que l’écosystème monétaire à l’intérieur duquel s’opèrent les échanges de NFT s’est trouvé congestionné et que la blockchain est devenue inutilisable pendant plusieurs heures ; une quantité record de cryptomonnaie a été détruite de manière permanente ; le cours de l’ApeCoin s’est effondré en fin de journée et les utilisateurs ont dû dépenser des milliers de dollars en frais attachés à des transactions dont certaines ont finalement échoué.
La demande fut en effet si élevée que les « gas fees », les frais payés sur chaque transaction de NFT, sont montés en flèche pour tous les utilisateurs, jusqu’à atteindre des prix compris entre 6 000 et 13 000 euros : le double du coût initial d’un NFT « Otherdeed », lancé le matin à 5 500 euros. « Je viens juste de payer 14 000 dollars de frais pour forger 4 Otherdeeds pour Otherside. Je pars vomir maintenant », témoignait « Hustler », un collectionneur, sur Twitter. Bloomberg a calculé que plus de 116 millions d’euros ont été dépensés au cours de la journée du 30 avril en seuls frais de transaction.
« Hustler » peut encore s’estimer heureux. De nombreux acheteurs se sont retrouvés débiteurs de tels frais sans pouvoir récupérer leurs « Otherdeeds », les transactions ayant échoué en raison d’un écosystème d’échange saturé. « Ce fut de très loin la plus grande émission de NFT de l’histoire et pourtant les frais de transaction engendrés montrent que la demande a dépassé de très loin les prévisions les plus folles », explique Yuga Labs dans un communiqué d’excuse.
La start-up s’est engagée à rembourser les frais de transaction de tous ceux n’ayant pas réussi à obtenir leurs jetons. « Nous sommes conscients que certains utilisateurs ont vu leurs transactions échouer en raison d’une demande incroyable, a tweeté Yuga Labs le jour même. À ceux qui ont été touchés, sachez que nous apprécions votre volonté de participer à notre aventure – nous sommes avec vous et nous allons rembourser vos frais. »
Les conséquences vont pourtant bien au-delà de la seule vente des « Otherdeeds » : ce 30 avril, de nombreux acheteurs de NFT n’ayant rien à voir avec les produits de Yuga Labs ont eux aussi vu leurs frais de transaction bondir et eu du mal à faire aboutir leurs échanges. Molly White, une experte en cryptomonnaie, a ainsi repéré dans cette journée plusieurs exemples de ventes de NFT d’une valeur inférieure à 500 euros ayant engendré des frais de plus de 2 000 euros. « Les frais de transaction, qui augmentent en fonction de la congestion du réseau, ont atteint des niveaux choquants », commente-t-elle.
Nombreux sont ceux qui, dans la communauté « crypto », ont critiqué la manière dont cette vente a été conduite. « Oxfoobar », un programmeur qui travaille pour l’entreprise de prêts en cryptomonnaie Alchemix, affirme ainsi que la hausse des frais de transaction et ses effets dévastateurs sur l’écosystème blockchain auraient pu être évités : « La vraie cause de cette guerre des prix, c’est la “sur-inscription ”. » C’est-à-dire que Yuga Labs aurait délibérément fait entrer plus d’acheteurs dans la vente que celle-ci ne pouvait en supporter.
D’autres ont vu dans cette vente la preuve que le secteur des crypto-monnaies n’était pas encore prêt à offrir des services à grande échelle : « On parle beaucoup de la promesse du Web 3.0. Mais à ces tarifs, n’importe quel autre mécanisme de vente génère des frais 100 fois inférieurs, avance le spécialiste du secteur Gergely Orosz. Si c’est trop cher à utiliser et si ce n’est pas fiable, c’est que ce n’est pas encore prêt pour un usage plus large. »
Justice. La Haute Cour de justice du Royaume-Uni a décidé dans un jugement rendu à la fin du mois d’avril que les NFT devaient être considérés comme une propriété privée : cela signifie concrètement que les victimes de vols peuvent demander, par voie judiciaire, le gel de leurs NFT perdus s’ils sont repérés dans le crypto-portefeuille d’un autre individu. La décision intervient dans un contexte de vols répétés ces derniers mois, alors que les pirates ont mis au point des stratagèmes de plus en plus savants pour s’emparer illégalement de NFT de très grande valeur. Juste avant sa vente du 30 avril, Yuga Labs se voyait ainsi soutirer près de 3 millions de dollars (2,8 M€) de NFT, dont quatre « Bored Ape », après le piratage de son compte Instagram. Jusqu’ici, les victimes de vols n’avaient que peu de recours, étant donné la nature décentralisée et non régulée du marché des NFT. Cela devrait donc changer, au Royaume-Uni au moins. Ce qui n’est pas nécessairement du goût de tous les membres de la communauté « cypto », attachés à sa dérégulation : « Cette loi va contre le principe de décentralisation, commente Laura Dorman, une programmeuse investie dans les cryptomonnaies depuis 2014. On peut penser que c’est de votre responsabilité d’apprendre à protéger vos NFT, après tout. »
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Yuga Labs : succès et chaos d’une vente de NFT dans le métavers
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°589 du 13 mai 2022, avec le titre suivant : Yuga Labs : succès et chaos d’une vente de NFT dans le métavers