PARIS
Après les scandales Lupu et Pallot en 2016, la justice enquête sur des meubles d'époque Louis XIV présumés contrefaits, dont une paire de cabinets acquis par Axa. Sur la sellette, la galerie Kraemer clame son innocence.
PARIS - Et de trois : les affaires de faux mobilier précieux se suivent et, malheureusement, se ressemblent. Une enquête de l’Office central de lutte contre le trafic des biens culturels (OCBC) a été lancée à la suite de la mise en cause en septembre 2016 dans Le Journal des Arts d’une commode attribuée à l’ébéniste Alexandre Jean Oppenordt (1639-1715) et censée remonter au frère du Grand Colbert. Proposée à la vente pour 10 millions d’euros, elle a été saisie.
Le 19 décembre dernier, une instruction a été confiée à la juge du pôle financier du tribunal de grande instance de Paris, Cécile Lony, instruction qui s’est étendue à d’autres meubles présentant des caractéristiques similaires et attribués à André Charles Boulle, le grand ébéniste de cette période. Les premiers soupçons se sont portés sur trois paires de commodes, une paire de cabinets, un bureau plat et une table dite « de milieu ». Tous ces meubles ont la particularité d’avoir été vendus par la prestigieuse galerie Kraemer (Paris). Mais ces marchands ne sont pas les seuls dont le nom apparaît dans l’enquête, qui porte désormais sur une douzaine de meubles parmi lesquels la commode prétendument « Colbert », proposée, elle, par l’expert Roland de l’Espée.
Des meubles acquis par AXA
Au cœur de cette nouvelle procédure se trouve une paire de cabinets Boulle acquise par l’assureur Axa en 1999 pour enrichir le salon d’honneur de l’hôtel particulier de La Vaupalière, qui abrite son siège parisien, dont la décoration avait été confiée à François-Joseph Graf. Cette acquisition avait fait à l’époque grand bruit. Le chiffre d’une soixantaine de millions de francs (autour de 12 M€) avait couru chez les antiquaires du faubourg Saint-Honoré, mais le prix serait plus proche de la moitié.
Cet architecte d’intérieur renommé se dit aujourd’hui « absolument » convaincu que cette paire a été « fabriquée pour tromper », en se fiant à une expertise commandée par Axa dont les conclusions sont sans ambiguïté. Il raconte au Journal des Arts avoir découvert à la fin des années 1990 ces cabinets « en ruine à la galerie Kraemer, avec une marqueterie en écaille et en laiton toute noircie, dont des bouts tenaient par des Scotch ». À l’instar de la commode « Colbert », ces meubles « donnaient l’impression d’être extrêmement anciens et de n’avoir jamais été restaurés ». « La galerie Kraemer a souhaité s’occuper elle-même de la restauration, qui a été confiée à l’atelier Poisson », poursuit-il. « J’ai été épouvanté par la médiocrité du résultat – le laiton avait été poli, les bronzes, entièrement redorés et les marqueteries, recouvertes d’un vernis polyuréthane. »
« Peu après l’ouverture du salon d’honneur, des questions ont été émises dans le milieu des antiquaires sur l’authenticité de cette paire. » Un ébéniste consulté, Michel Germond, a renforcé ces doutes. « Axa a alors voulu échanger les meubles, mais Philippe Kraemer a catégoriquement refusé. Il a choisi de commander une autre étude, qui a conclu à l’authenticité en s’appuyant sur l’avis de plusieurs spécialistes. »
Confié à Jean-Nérée Ronfort, disparu il y a cinq ans après une vie consacrée à l’étude de Boulle, ce volumineux rapport datant de 2001 se fondait sur un premier avis positif livré par Barbara Roberts, alors à la tête de la Frick Collection (New York), ainsi qu’une série d’examens techniques conduits par Frank Preusser, ancien directeur du laboratoire du Getty (Los Angeles), et Gilbert Delcroix, qui avait dirigé celui de l’Institut français de restauration des œuvres d’art. Considéré comme le pape de la dendrochronologie, le professeur Peter Klein, à Hambourg, a étudié cinq échantillons de bois, qu’il a jugés concordants avec l’époque de Louis XIV. Le rapporteur concluait formellement à l’authenticité des cabinets, en suggérant qu’ils auraient pu appartenir, au XIXe siècle, aux ducs de Feltre.
La situation est restée en l’état, jusqu’à ce qu’Axa, il y a un an, rappelle François-Joseph Graf, « à l’occasion de travaux dans l’hôtel, décide d’en reprendre l’étude, en vue de les restaurer convenablement, avec les nouveaux moyens scientifiques à notre disposition ». À son tour, Sébastien Evain, un ébéniste élève de Michel Germond, les a démontés pour les examiner. Il a opéré des confrontations avec des meubles de la Wallace Collection à Londres et une paire semblable de cabinets au Louvre, de dimensions plus modestes, qui a été saisie à la Révolution chez le duc d’Harcourt. Dans son étude de 98 pages, auquel Le Journal des Arts a eu accès, il livre un verdict sans appel : « il s’agit de deux cabinets fabriqués dans la seconde moitié du XXe siècle », en copiant ceux du Louvre et en recourant à des « techniques de tricherie » similaires à celles repérées sur d’autres meubles visés par l’enquête. Le rapport veut bien admettre seulement comme plus anciens « quelques éléments de marqueterie ». Mais la riche décoration en bronze dorée aurait été réalisée en « imitant la fonte au sable », la ciselure serait « très éloignée de celle de l’époque Louis XIV », les dorures, « modernes ». Si l’on en croit l’auteur, même les vis et serrures auraient été façonnées à la main pour faire ancien.
Bois datés de la fin du XXe
Particulièrement troublante est la présence au dos des cabinets de grossiers sillons – semblables à ceux retrouvés sur la commode « Colbert ». Normalement, les planches sont dégrossies avant d’être assemblées. Or, ces sillons s’arrêtent à une dizaine de centimètres du bord, le rabot ayant buté sur le bâti, ce qui fait penser à une sorte de camouflage.
Contredisant formellement les résultats antérieurs de Frank Preusser, le rapport qualifie aussi les patines d’« incompatibles avec celle rencontrée sur les meubles d’époque ». Ses analyses révèlent un fond sablonneux mêlé à des pigments terre qui auraient pour effet de vieillir l’apparence du meuble.
Un élément crucial est l’analyse dendrochronologique conduite par un laboratoire indépendant de Besançon, qui a pris la mesure des bois sur 84 pièces réparties sur les deux cabinets. Issus « des mêmes lots » que la commode « Colbert » et montrant « une fabrication similaire », selon Sébastien Evain, ces chênes auraient été abattus en 1987, au mieux. Après l’affaire du prétendu Cranach peint sur panneau, issu de la collection du prince de Liechtenstein et déclaré faux par l’expertise judiciaire menée en France, c’est la seconde fois que des résultats postérieurs de plusieurs siècles sont donnés par des laboratoires français sur des examens pratiqués par le Pr Klein.
Si les soupçons se confirmaient, cette production remonterait donc aux années 1990. Des faits pourraient être prescrits, des protagonistes seraient décédés. Mais les meubles, eux, se trouvent toujours dans des stocks ou chez de grands collectionneurs, européens ou américains, qui peuvent en demander le remboursement. Cette affaire promet donc d’empoisonner le milieu pendant des années, sans compter l’impact de cette série noire sur un marché bien affecté par les changements de mode. François-Joseph Graf, féru de mobilier de l’Ancien Régime, ne veut pas s’en départir. « C’est le moment d’acheter à prix intelligent », glisse-t-il – à condition de s’entourer de toutes les précautions. Lui-même souligne combien « les méthodes de détection ont pu changer » en l’espace d’une ou deux décennies. « De ces affaires, il peut ressortir un bien, estime-t-il, il n’est plus possible d’acheter un meuble, du XVIIe jusqu’à l’Art déco, sans s’entourer de vérifications techniques et s’assurer d’une provenance avérée. »
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Une nouvelle affaire de faux mobiliers Boulle
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Abonnez-vous dès 1 €Un des deux cabinets vendus par la galerie Kraemer à Axa comme étant de Boulle, dont l'ébéniste Sébastien Evain souligne la maladresse d'exécution et le caractère disproportionné du Louis XIV équestre. © Photo D.R.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°480 du 26 mai 2017, avec le titre suivant : Une nouvelle affaire de faux mobiliers Boulle