Trois personnes dans le Jura sont suspectées d’avoir vendu des dizaines de faux meubles anciens. Une juge d’instruction, Fanny Monnot-Picard, a été nommée.
Jura. Les contrefaçons liées au mobilier du XVIIIe siècle français se suivent, mais ne se ressemblent pas. Après l’affaire des faux meubles XVIIIe qui touche notamment le château de Versailles ou l’affaire Jean Lupu, décédé en octobre dernier avant son jugement, c’est une commissaire-priseur établie dans le Jura à Lons-le-Saunier, ainsi qu’un ébéniste et une antiquaire qui sont cette fois-ci inquiétés.
Tout commence en avril 2015, lorsque Luca Bizzozero, expert et marchand suisse en mobilier du XVIIIe-XIXe siècles, se rend à Lons-le-Saunier, chez Jura Enchères, pour examiner, lors d’une exposition publique avant vente, un bureau plat de Jean-François Leleu. « En le regardant de près, j’ai remarqué que ce bureau était faux. Alors j’ai regardé les autres meubles exposés avec lui, qui étaient soi-disant issus de la même provenance, raconte le marchand, et j’ai relevé que tout était faux, fait pour tromper. J’en ai informé par écrit la maison de ventes, indiquant en détail les points justifiant mon expertise. » Pendant près de six ans, il consulte les catalogues de la maison de ventes – sans y retourner – et averti cette dernière régulièrement de ses doutes quant à l’authenticité de certains meubles mis aux enchères. Il en informe également le Conseil des maisons de ventes (CMV, ex-CVV) et le Syndicat national des maisons de ventes volontaires (Symev). « Même sur photo, c’était flagrant que c’était faux et que cela avait été fabriqué par la même personne. Mais mes mises en garde sont restées sans effet alors j’ai abandonné. À ma grande surprise, quelques temps après, en janvier 2020, l’Office central de lutte contre le trafic de biens culturels (OCBC) m’a convoqué pour m’entendre. »
En effet, l’OCBC menait depuis quelques temps une enquête sur la commissaire-priseur, Brigitte Fenaux, et sa maison de ventes, Jura Enchères. L’OCBC la suspecte d’avoir vendu des meubles faussement estampillés de grands ébénistes des XVIIIe et XIXe siècles (Topino, Boudin, Jacob, Gilbert ou Lacroix), entre 2014 et 2019, ce qu’elle conteste en affirmant ne pas être au courant que ces meubles étaient faux. Sont poursuivis avec elle, et accusés de complicité de tentative d’escroquerie, Michel Franco, un ébéniste de Saône-et-Loire à la retraite, soupçonné d’avoir fabriqué lesdits meubles et de s’être servi de fausses estampilles retrouvées à son domicile – il a reconnu les faits arguant être fortement endetté – ainsi que Sylvie Gauthier, antiquaire à Lyon (qui aurait aussi fait apposer de fausses estampilles).
De son côté, un des anciens clients de la maison de ventes, le Dr Hervé Thyebault des Ruaux, apprenant le 23 janvier 2023 les poursuites à l’encontre de Maître Fenaux par la délivrance d’un avis à victime, fait réaliser plusieurs expertises de deux meubles achetés chez Jura Enchères. « Cela concerne une table tambour prétendument estampillée de Gilbert – adjugée 5 903 € en 2019 – et une paire d’encoignures de Boudin payées 9 600 € en 2011. Ces meubles ont été expertisés comme portant de fausses estampilles », affirme-t-il.
Une première audience a lieu en mars 2023 devant le Tribunal judiciaire de Lons-le-Saunier mais elle tourne court – l’un des mis en cause n’ayant pas été convoqué. Une seconde audience se tient le 29 août 2023, au cours de laquelle l’un des deux avocats de Brigitte Fenaux, Maître Sylvain Papeloux, plaide la relaxe. Le tribunal rejette sa demande et décide de renvoyer le dossier au parquet afin de mieux préciser quels meubles sont concernés et quand ils ont été vendus.
Le 9 avril 2024, lors d’une nouvelle audience, devant l’ampleur de la tâche – plusieurs victimes se sont déjà manifestées et une soixantaine de meubles pourraient être concernés (avec un préjudice pouvant aller jusqu’à 1 M€) – la procureure de la République, Julie Fergane-Tauzy, décide de saisir un juge d’instruction. « L’enquête préliminaire est trop imprécise. L’instruction aura pour mission de tout mettre au carré : ordonner des expertises judiciaires, dire quels meubles sont concernés… On parle de dizaine de meubles mais si fabrication de faux meubles, il y a eu, on ne sait pas depuis quand, et donc on ne sait pas combien il y en aurait en tout. De là, le préjudice pourra être correctement évalué », explique Maître Adrien Bertomeu, avocat du Dr Thyebault des Ruaux. « Tout a été fait n’importe comment. On repart à zéro et donc on a perdu deux ans. Et pendant ce temps-là, la maison de ventes continue d’exercer et de vendre des faux », s’indigne le médecin, qui s’est constitué partie civile. Contacté à plusieurs reprises, l’avocat de la défense, Maître Sylvain Papeloux, n’a pas répondu à nos sollicitations.
Comme Luca Bizzozero – le lanceur d’alerte –, le Dr Thyebault avait lui aussi contacté le CMV, « qui n’a rien fait ». Yves Micolet, commissaire du gouvernement, membre du CMV et avocat général auprès de la cour d’appel de Paris, s’en explique : « La loi prévoit que lorsqu’il y a une instance pénale en cours, les poursuites disciplinaires du conseil sont suspendues jusqu’à ce que l’action pénale se termine. Ensuite, le conseil dispose de deux ans pour agir. Là, le parquet avait déjà été saisi donc nous étions bloqués. » L’ouverture de l’information judiciaire repousse donc la tenue du procès et une éventuelle mesure d’interdiction de Jura Enchères par le CMV. Pour l’heure, plus d’une vingtaine de victimes ont été identifiées, dont la moitié se sont constituées parties civiles. D’autres vont peut-être se manifester.
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Une nouvelle affaire de faux meubles
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°636 du 21 juin 2024, avec le titre suivant : Une nouvelle affaire de faux meubles