CHANTILLY / FRANCE
Avec cette première exposition courageuse consacrée à André Charles Boulle en France, le château de Chantilly remet de l’ordre dans le corpus de l’ébéniste.
Chantilly (Oise). André Charles Boulle (1642-1732) fait partie de ces artistes qui font rêver le grand public mais dont le corpus a été altéré par des faux qui suscitent la méfiance des spécialistes : ces dix dernières années, l’ébéniste de Louis XIV a surtout fait parler de lui à travers la chronique d’affaires judiciaires incriminant quelques marchands d’art fameux. Ce qui explique qu’aucun musée français n’a voulu prendre le risque d’une exposition « Boulle » avant le Musée Condée, cet été. « Les musées sont toujours très frileux sur le sujet, à cause des faux, confirme Mathieu Deldicque, directeur du musée. Nous avons relevé le défi, avec une vingtaine de spécialistes, pour nettoyer le corpus. » Quatre ans de préparation ont été nécessaires pour aboutir à la sélection très rigoureuse présentée dans les grands appartements du château de Chantilly. Le libellé des attributions est clair, ne laissant aucune place à la spéculation : « André Charles Boulle » pour les rares pièces connues et documentées du vivant de l’ébéniste ; « attribué à » pour celles qui peuvent être reliées à l’atelier de cet artiste-artisan au service du roi.
Il faut souligner la prudence de la démarche, qui ne cherche pas à présenter le plus grand nombre possible d’œuvres authentiques. L’exposition du Musée Condé a croisé les expertises et les sources d’information pour asseoir son jugement. Dépouillement d’archives, études de provenance, approche matérielle par la tracéologie (l’étude des traces d’outils) ou l’archéodendrométrie (l’étude des bois), histoire de l’évolution du style, toutes ces approches concourent à la constitution d’une vaste base de données comportant quelque 700 critères, et qui permet une analyse comparative des meubles.
Dans la galerie des Batailles, le parcours est construit comme une galerie de l’évolution du bureau : un meuble commun et usuel pour nos yeux contemporains, mais qui, au XVIIe siècle, est une innovation synonyme de prestige et de pouvoir. Depuis les premières pièces de la décennie 1680 jusqu’à 1720, l’exposition montre chez Boulle au fil du temps un allégement des volumes, un recourbement des supports, une sophistication toujours plus poussée de l’ornement.
Dans ces salles au décor très prégnant, des peintures animalières de la Grande Singerie au grand cycle martial de la galerie des Batailles, la scénographie se fait discrète, tout en manifestant la présence d’un parcours grâce à des supports rehaussant les meubles. Un léger jeu d’éclairage vient quant à lui souligner le travail des bronzes, aux angles des pièces présentées.
Dès la salle d’introduction, le parcours insiste sur la marqueterie, indissociable du nom de Boulle. Un petit développement technique permet de comprendre la création de ces décors associant deux feuilles de matières différentes (souvent écaille de tortue et laiton pour Boulle). Dans la dernière salle, les possibilités créatives de cette technique sont illustrées par deux paires de meubles prêtées, l’une par la Wallace Collection, l’autre par le V&A (Londres), et qui s’observent comme des tableaux à plat. L’importance des bronzes dorés qui ornent les pieds de bureau, les poignées, les serrures est néanmoins manifeste. La complémentarité des deux techniques apparaît sur les portes des bibliothèques, où l’on voit un trophée en bronze doré pendre depuis un anneau en marqueterie, ou un petit ange en bronze en trois dimensions, inspiré d’une gravure d’Hendrick Goltzius, s’amuser à percer des bulles incluses en deux dimensions dans une feuille d’écaille de tortue. La patte d’un artiste complet, qui réunissait tous les corps de métiers dans son atelier et concevait ses meubles comme un spectacle.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°637 du 5 juillet 2024, avec le titre suivant : Le coup de Boulle du Musée Condé