Goltzius, graveur de talent, se révèle être également un admirable dessinateur. Il aime jouer avec cette technique, imitant à la plume la technique de la gravure. Une virtuosité à voir au Met de New York.
Cette Main, qu’on dit être la droite d’Hendrick Goltzius (1558-1617), serait-elle une simple étude ? Certes non. Tout indique au contraire qu’elle est une œuvre en soi, parfaitement achevée, et chargée d’intentions précises. L’inscription est d’ailleurs mise en évidence avec ostentation : HGoltzius. fecit. Anno 1588. Non moins ostentatoire est la démonstration d’une conception formelle reposant sur l’emphase de l’anatomie, de la technique et de l’expression. Le savoir anatomique s’attache au rendu du moindre tendon, veine ou saillie osseuse. L’expression est purement rhétorique, elle tient à l’éloquence péremptoire du geste noble et chargé d’énergie. Quant à la technique, d’une virtuosité confondante, elle marque le triomphe de la gravure au trait. Par le jeu impeccable des tailles et des contre-tailles parallèles et ondulantes, plus ou moins profondes, plus ou moins serrées, et qui viennent « mourir dans le blanc » avec une incomparable finesse, l’artiste suggère tout le détail des reliefs, et jusqu’aux différentes qualités de la chair et de la peau. L’illusion, bien sûr, n’est pas le seul enjeu, il faut qu’elle naisse d’un processus graphique le plus pur et le plus élégant, le plus risqué aussi, qui vaut pour lui-même, et confère tout son prix à l’œuvre.
Cette main, loin d’être un motif, est une figure à part entière, une figure dont les caractères sont poussés jusqu’au paroxysme, au point de faire éclater son rapport à la réalité. Pour peu que le regard s’y attarde, cette forme se détachant sur le fond blanc devient hypnotique, monstrueuse, peuplée de fantasmagories.
On sait, par son biographe Karel Van Mander (peintre et théoricien dont le Livre des Peintres est un peu l’équivalent nordique des fameuses Vies d’artistes de Vasari), que Goltzius s’abîma irrémédiablement la main droite dès l’enfance. Devenu graveur, il acquit rapidement une notoriété considérable, qui s’étendit bien au-delà des frontières de son pays, principalement grâce à la virtuosité et à l’originalité dont il faisait preuve dans le maniement du burin. Dès lors, cette extraordinaire Main devient ici l’emblème d’une orgueilleuse conscience artistique. Elle peut se lire comme l’autoportrait d’un artiste ayant su dépasser son handicap au point de devenir le premier parmi les graveurs de son temps.
Mais qui était-il, ce Hendrick Goltz dont le nom latinisé trahit l’ambition humaniste ? Né dans une famille d’artistes, il se forme dans l’atelier de Dirk Volckertsz Coornhert, grand diffuseur de l’œuvre de Martin Van Heemskerk. Ce peintre romaniste, auteur de scènes aux gesticulations violentes et outrées, était l’artiste le plus en vue à Haarlem vers le milieu du XVIe siècle. Goltzius se fixe dans cette ville et travaille pour le grand éditeur d’Anvers Philipp Galle, avant d’ouvrir son propre atelier d’impression et d’édition de gravures en 1582. Deux ans auparavant, son ami Van Mander lui avait fait connaître des dessins de Bartholomeus Spranger, artiste anversois qui, après avoir beaucoup voyagé en Europe, s’était fixé en 1581 à la cour de Rodolphe II à Prague. Spranger était alors le plus éminent représentant du maniérisme nordique. Son art extrêmement sophistiqué, avec ses thèmes empruntés à la mythologie savante, ses violentes distorsions de formes et d’échelle, ses corps aux mouvements hélicoïdaux, devient dès lors une référence majeure pour Goltzius, qui traduit en gravures nombre de ses compositions (comme les grandioses Noces de Cupidon et Psyché), et adopte son style contourné, qu’il exacerbe encore dans ses propres créations.
Recréer à la plume l’effet du burin
En 1583, avec Van Mander et le peintre Cornelis Cornelisz, il fonde une académie à Haarlem, où, pour la première fois aux Pays-Bas, on dessine le nu d’après le modèle vivant, et dont le rôle sera de diffuser l’esthétique maniériste, nourrie de culture savante, incarnée par Spranger.
À trente ans, Goltzius est le graveur le plus réputé des Pays-bas. Mais sa santé est médiocre. Son biographe le décrit accablé d’une « noire mélancolie », qu’il décide de combattre en partant pour l’Italie. En 1590-1591, il visite Rome, où il étudie la sculpture antique, et Venise, Bologne, Florence, Naples, où il admire les maîtres modernes.
À son retour, il grave certains de ses dessins d’après l’antique, notamment sa fameuse vue de dos de l’Hercule Farnèse, où les reliefs du corps et la transparence des ombres sont restitués de façon saisissante. Cette planche, spectaculaire à maints égards, est une de ses œuvres majeures ; elle montre bien comment la gravure dite d’interprétation pouvait donner lieu à de véritables créations. Le voyage en Italie, salvateur si l’on en croit Van Mander, fut aussi formateur. Goltzius en revient à la fois revigoré et considérablement assagi quant au style. Son art devient plus mesuré, plus proche du réel, en un mot plus « classique ». Ce dont témoignent, en particulier, ce que traditionnellement on nomme ses meisterstiche (chefs-d’œuvre), les suites de la Vie de la Vierge et de la Passion. Ces œuvres effectivement exceptionnelles renouent avec les maîtres de la Renaissance nordique, Lucas de Leyde et surtout Dürer. Goltzius y montre une telle capacité à s’approprier la manière d’autres artistes que son biographe l’évoque « comme un Protée ou un Vertumne capable de prendre toutes les physionomies ». L’une de ces planches, la Circoncision, où l’artiste avait effacé son monogramme, circula jusqu’en Italie sous l’attribution de Dürer. Cette supercherie visait évidemment à faire admettre par le public que ses estampes égalaient celles du maître absolu de la gravure.
Mais revenons à cette glorieuse Main de Goltzius. Car il y a un problème : il ne s’agit pas d’une gravure, mais d’un dessin ! Effacera-t-on pour autant tout ce qui précède ? Non, car voici la clé du mystère. Parallèlement à sa production gravée, Goltzius avait mis au point une technique de dessin à la plume imitant parfaitement sa technique de graveur. Recréer à la plume l’effet du burin est un nouveau tour de force. La virtuosité du dessinateur s’ajoutant à celle du graveur, la démonstration artistique devient hyperbolique. On trouvera un autre exemple de cette technique aussi belle que trompeuse dans le magnifique Jeune Homme au crâne et à la tulipe, évidente allégorie de l’aspect éphémère de l’existence.
De radieuses nudités
Goltzius fut autant, sinon plus, admiré pour ses penwerken, ses « travaux à la plume », que pour ses estampes. On ne qualifiera pas ces travaux de dessins, car leur nature est ambiguë : d’une part ils imitent la gravure, d’autre part ils n’ont pas toujours le papier pour support. En effet, l’artiste, désireux d’appliquer cette technique originale sur de grands formats, adopte parfois la toile, créant ainsi une nouvelle catégorie hybride, un combiné de gravure, de dessin et de peinture. S’ils ne sont pas de la peinture proprement dite, ce sont par le format parfois considérable (jusqu’à plus de deux mètres de haut pour l’un d’eux), par l’ampleur et la complexité de l’élaboration formelle, l’ambition thématique et l’exceptionnelle qualité technique, de véritables tableaux. Ils sont exécutés à la plume avec plusieurs encres brunes, sur une préparation à l’huile, légèrement teintée. Plusieurs de ces œuvres illustrent, et portent comme titre, une sentence issue d’une comédie de Térence, et d’un usage courant, semble-t-il, aux Pays-Bas, puisque de nombreux artistes néerlandais l’ont traitée : Sans Cérès et Bacchus, Vénus gèle (« Sine Cerere et Libero friget Venus »). Autrement dit, l’amour dépérit sans nourritures terrestres. L’illustration de cette pragmatique pensée permet d’exalter les bienfaits de l’agriculture et du commerce, tout en jouant de références savantes et en privilégiant l’érotisme de nudités entrelacées.
Le tableau du musée de Philadelphie est non seulement une des plus belles créations de Goltzius, mais il marque une étape importante dans son évolution, l’on aimerait même y voir une sorte de « chaînon manquant ». L’artiste enrichit sa technique de dessin à la plume imitant la gravure, de rehauts peints à l’huile, introduisant ainsi la couleur, et illuminant son nocturne d’un flamboiement doré qu’autorise la torche brandie par Cupidon. L’œuvre fut réalisée autour de 1600. Or c’est à cette date que Goltzius commence à peindre. Il manquait en effet à notre Protée néerlandais, un nouveau titre à sa gloire déjà immense, et sans doute le plus haut : celui de peintre.
Cet aspect de son œuvre est une des révélations de l’exposition, car il est très mal connu en dehors des Pays-Bas, et généralement négligé au profit de son œuvre gravé. Goltzius se consacre essentiellement à la peinture d’histoire (thèmes bibliques et mythologiques), occasionnellement au portrait. Au vu des quelques tableaux exposés (une petite quinzaine), sa peinture présente des différences stylistiques auxquelles le graveur nous avait habitués. À part quelques réminiscences maniéristes, et un fort penchant réaliste, elle témoigne d’un effort constant pour atteindre la « grande manière » des maîtres de la Renaissance italienne, notamment dans la maîtrise du nu. À côté de plusieurs grands nus massifs et trop volontairement réalistes, on trouve quelques tableaux inoubliables, comme la chaude Danaé qui rappelle l’art de la cour de Prague, le Christ souffrant, l’Homme de douleur ou le Saint Sébastien et l’ange. Ces trois derniers manifestent une parfaite intégration du caravagisme – qui gagnait les Pays-Bas, surtout grâce aux peintres de l’école d’Utrecht – et un magnifique traitement du corps humain. Dessin magistral, purgé de toute fantaisie anatomique et débarrassé de toute raideur, densité des chairs, éclat sanguin des épidermes frémissants : seul le jeune Rubens offrait alors l’équivalent de ces radieuses nudités.
L’exposition « Hendrick Goltzius, Dutch Master (1558-1617) : Drawings, Prints, and Paintings » comprend 80 gravures, 69 dessins, 13 peintures et a précédemment été présentée au Rijksmuseum à Amsterdam. Du 26 juin au 7 septembre, du mardi au jeudi de 9 h 30 à 17 h 30, du vendredi au dimanche de 9 h 30 à 21 h 00, fermé le mardi. Metropolitan Museum of Art, 1000 fifth Avenue at 82nd Street, New York, tél. 212 353 7710, www.metmuseum.org
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Goltzius, du burin au pinceau
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°548 du 1 juin 2003, avec le titre suivant : Goltzius