NEW YORK / ÉTATS-UNIS
La vaste rétrospective que le Whitney Museum consacre à Jeff Koons, avant qu’elle ne vienne à Paris, ne saurait mieux exprimer la puissance d’un certain art américain acclamé par le marché.
Délirant. C’est le terme qui semble le plus approprié pour décrire, dixit le Withney Museum à New York, la « plus grande rétrospective » consacrée à Jeff Koons. Il n’en fallait pas moins pour « combler » ce lieu dédié à l’art américain et produire un véritable show, le blockbuster de cet été, dont tout le monde parle.
Chronologique, très complet, le parcours balaie plus de trente-cinq ans de carrière de l’artiste américain, l’homme à qui le kitsch doit son entrée triomphale dans l’art contemporain. L’accrochage, clair et spacieux, est organisé en sections reflétant parfaitement la méthode de travail de Koons, qui procède par regroupements. Ainsi voit-on défiler les aspirateurs et les ustensiles électroménagers enfermés dans des caisses de plexiglas avec un éclairage clinique aux néons (The New, 1981-1987), les fameux ballons de basket en suspension dans des aquariums (Equilibrium, 1985), un bric-à-brac de bibelots et de jouets (lapins gonflables ou petits cochons en sucre, Michael Jackson en porcelaine tenant un singe ou Buster Keaton sur un cheval), des jouets intimement liés à l’enfance (Celebration, à partir de 1994). Est présentée aussi la série des « Made in Heaven », d’immenses peintures dans lesquelles l’artiste se montre avec celle qui était sa femme à l’époque, Ilona Staller, la vedette des films pornographiques, alias « la Cicciolina », ou encore les travaux les plus récents, inspirés par les répliques des œuvres phares de l’humanité, sculptures paléolithiques ou classiques (Metallic Venus).
Mais peut-on regarder cette exposition uniquement comme une manifestation artistique ? Éventuellement, en examinant chaque œuvre et en questionnant la démarche de Koons dans la lignée de Duchamp et de Warhol. Mais difficilement, car notre jugement est assourdi par les bruits des caisses enregistreuses qui résonnent un peu partout et les chiffres évoqués aussi bien dans les échanges entre les visiteurs que dans les commentaires des guides qui ne se lassent pas de répéter que Balloon Flower (Magenta) fut vendue pour 16 343 000 euros. Les sculptures de Koons deviennent aussi célèbres que les nombreux tirages du Penseur de Rodin, aspect ludique en prime.
Comme Rodin encore, et dans une tradition qui remonte au moins à la Renaissance, Koons est une entreprise. Qui plus est efficace et organisée : l’artiste emploie 128 assistants (64 pour la fabrication de ses peintures, 44 pour ses sculptures, une dizaine pour les arts numériques…) qui exécutent avec un soin extrême les idées du maître. Paradoxalement, et malgré l’importance accordée aux différentes techniques étudiées en détail, Koons semble, comme les artistes conceptuels, attacher autant d’importance à l’idée qu’au résultat.
Bonheur programmé
Mais la réussite et surtout la popularité de son œuvre passent par une attitude qui se situe à l’opposé de l’austérité, pour ne pas dire au puritanisme qui caractérisait le modernisme. La production plastique de Koons s’inscrit dans la lignée du pop art et de l’iconographie de l’ordinaire. Avec ce mouvement des années 1960, les images de profusion inaugurent l’ère de la consommation de masse où l’objet, comme son faux frère pictural, fabriqué en série, devient envahissant. Dans la même logique, Koons devient, lui, une véritable machine de propulsion des lieux communs, des icônes de la vacuité et de la trivialité désincarnée du monde. Mais pas n’importe lesquelles. Son répertoire se concentre essentiellement autour de deux thèmes universels : l’érotisme et l’enfance. L’artiste ne s’encombre pas d’allusions ; l’érotisme devient sexualité explicite, qui frôle le porno – les corps qui se pénètrent sont lisses et parfaits. Un porno soft enjolivé, le Kama-sutra revu par Bollywood, bref le paradis sur terre ou autrement dit « Made in Heaven ».
Toutefois, si l’érotisme peut être rangé du côté du fantasme, les souvenirs d’enfance, au moins dans la version de Koons, ne s’adressent en vérité pas aux enfants mais plutôt aux enfants qu’on aimerait rester, dans un univers clos et protégé, autrement dit illusoire. Si ses jouets ou ses personnages, issus des comics américains, agrandis démesurément, nous séduisent autant, c’est qu’ils se situent dans le registre de la régression. Plus infantile qu’enfantin, le bonheur programmé et prévisible procuré par les sculptures de Jeff Koons est fabriqué par un Peter Pan, qui aurait abandonné toute sa capacité d’imagination.
Jusqu’au 19 octobre, Whitney Museum, 945 Madison Avenue, tél. 1 212 570 3600, www.whitney.org, tlj sauf mardi 11h-18h, le vendredi jusqu’à 21h. L’exposition sera présentée au Centre Pompidou du 26 novembre 2014 au 27 avril 2015.
Commissaire : Scott Rothkopf
Nombre d’œuvres : 200
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°419 du 19 septembre 2014, avec le titre suivant : Koons ou l’esthétique commerciale