Art moderne

La Nouvelle Objectivité

Un regard froid sur la société allemande d’après-guerre

Par Itzhak Goldberg · Le Journal des Arts

Le 5 juillet 2022 - 778 mots

PARIS

Méconnue en France, la Nouvelle Objectivité s’invite au Centre Pompidou dans une ambitieuse exposition d’un abord pas touours simple. Neuf cents œuvres de la fin des années 1920 brossent le portrait d’hommes et de femmes dans une Allemagne meurtrie par la Première Guerre mondiale.

Paris. L’exposition qui a pour sujet la Nouvelle Objectivité mérite indiscutablement plusieurs visites. Les commissaires, Florian Enber, conservateur responsable des collections photographiques et Angela Lampe, conservatrice au musée, ont su réunir des chefs-d’œuvre prêtés essentiellement, mais pas uniquement, par l’Allemagne. Qui plus est, l’architecture, le design, le cinéma, le théâtre, la littérature et la musique n’y sont pas absents. Un grand plaisir, indiscutablement.

Mais, ajoutons immédiatement, une autre raison de retourner voir cette exposition : une certaine difficulté à comprendre la logique de son articulation. Son titre à rallonge, « Allemagne / Années 1920 / Nouvelle Objectivité / August Sander » suppose qu’il s’agit de l’art allemand des années 1920 – et la présence des Artistes progressistes de Cologne pourrait le faire croire. Pourquoi alors faire l’impasse sur le Bauhaus, surtout quand un des chapitres s’intitule « La standardisation » et un autre « La rationalité » ? Puis, c’est une présentation de la Nouvelle Objectivité, méconnue en France, mais très peu de place est attribuée au Réalisme magique ; pourquoi ? C’est oublier que le premier ouvrage qui théorise l’art de l’après-guerre, écrit par Franz Roh, se nomme Post-expressionnisme. Réalisme magique (1925).

C’est aussi un hommage à August Sander (1876-1964), dont l’œuvre photographique se déploie dans tout l’espace de l’exposition. Certes, son grand œuvre Hommes du XXe siècle est reconnu depuis longtemps. Cependant, ce cycle de portraits qui traverse l’exposition comme une coupe transversale, tout en rejetant les toiles à la périphérie, ne facilite pas pour le spectateur un parcours déjà complexe.

Une distanciation recherchée

La Nouvelle Objectivité est une forme artistique qui apparaît en Allemagne quelques années après la Première Guerre mondiale et qui succède à l’expressionnisme, même si des artistes comme Otto Dix ou George Grosz en gardent encore de forts accents. Inutile toutefois d’y chercher un cri de désespoir ou de révolte ; tout effet de pathos en est exclu. À l’impact émotionnel, à la recherche de catharsis – épuration par empathie – se substitue un terme forgé par l’écrivain et homme de théâtre allemand Bertolt Brecht : la distanciation. Contrairement à l’effet habituel d’adhésion et d’identification avec les acteurs – ou en l’occurrence avec des figures peintes –, la distanciation est censée inciter le spectateur à prendre du recul pour exercer son esprit critique.

L’exposition propose plusieurs rapprochements entre les œuvres peintes et les photographies d’August Sander. Ainsi, on insiste sur les liens entre ce dernier, qui habite à Cologne et les membres des Artistes progressistes, ce groupe révolutionnaire, installé dans la même ville. Dans un cas comme dans l’autre, on constate une volonté de réaliser une typologie de la société allemande contemporaine, des « visages du temps », pour reprendre le titre d’une série de dessins de Franz Wilhelm Seiwert. Toutefois, avec Sander, ce sont des individus qui appartiennent à différentes classes sociales et corps de métiers, tandis que les Progressistes font appel à des « représentants abstraits et sans visage d’une catégorie sociale, des pictogrammes qui les identifient par d’infimes différences », d’après Florian Enber.

Voir la société de face

L’œuvre de Sander est aussi mis en regard avec les portraits réunis dans la très impressionnante section, intitulée « Persona froide ? ». Pour autant, on distingue une approche différente chez le photographe et chez les peintres. Les formidables portraits comme celui de la journaliste Sylvia von Harden d’Otto Dix (1926, voir ill.) ou Le Profiteur (1920-1921) de Heinrich Maria Davringhausen sont volontairement traités de manière glaciale, sans aucune empathie. En revanche, les différents « acteurs », absorbés dans leur rôle, qui posent pour Sanders, sont souvent touchants par leur effort de donner le meilleur d’eux-mêmes.

Le parcours évoque aussi les transgressions, les différents travestissements et le thème de l’homosexualité essentiellement féminine, sur fond de cabarets sulfureux. Et dans la section « Regard vers le bas », ce sont des grappes d’individus, prolétaires et ouvriers anonymes, vus de loin dans des architectures gigantesques (Karl Völker, Gare, 1924-1926).

Dans une section originale, des natures mortes, essentiellement des plantes stylisées et simplifiées à l’extrême, semblent ne plus appartenir à l’univers organique. L’étrangeté qui se dégage de ces objets figés et artificiels, de ces choses désincarnées – Nature morte (caoutchouc), 1925, de Franz Xaver Fuhr ou la rencontre improbable entre cactées et sémaphores dans une toile réalisée par Georg Scholz, en 1923 – est un rappel discret du Réalisme magique.

L’étendue de l’exposition – 900 pièces – ne permet pas ici d’évoquer tous les thèmes abordés. Certes, on peut débattre certaines options choisies par les commissaires. Mais ce débat est également la preuve de la richesse exceptionnelle de cette exposition.

Allemagne / Années 1920 / Nouvelle Objectivité / August Sander,
jusqu’au 5 septembre, Centre Pompidou, place Georges-Pompidou, 75004 Paris.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°592 du 24 juin 2022, avec le titre suivant : Un regard froid sur la société allemande d’après-guerre

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