ARNHEM / PAYS-BAS
Le Musée d’Arnhem expose des œuvres que le régime hitlérien a promues et demande au public de se prononcer sur ce qu’elles lui inspirent.
Arnhem (Pays-Bas). À la sortie de l’exposition « L’art sous le Troisième Reich. Séduction et distraction », les visiteurs du Musée d’Arnhem se voient proposer de répondre anonymement et longuement, s’ils le désirent, à ces questions : « Quels enseignements cette exposition vous apporte-t-elle ? » ; « Pouvez-vous considérer l’art indépendamment du contexte politique ? » ; « Pouvez-vous séparer l’art de l’artiste ? » ; « Avez-vous le droit d’aimer cet art ? ».
Ce n’est pas anodin, car les Pays-Bas ont plus souffert de la Seconde Guerre mondiale que la France. Lors de l’invasion allemande, en mai 1940, la reine Wilhelmine installe un gouvernement provisoire en Angleterre tandis que le pays est administré par un commissaire du Reich, Arthur Seyss-Inquart. La même politique artistique est appliquée dans les deux pays : ostracisation des artistes dits « dégénérés » et création, sur le même modèle qu’en Allemagne, de la Kultuurkamer (« Chambre culturelle »), qui publie un magazine et organise un Salon annuel dans la Maison des arts néerlandais créée à cet effet. Comme en Allemagne également, le gouvernement achète en quantité des œuvres des artistes qui se sont inscrits à la Kultuurkamer après avoir produit un « certificat d’aryanité ». Cette mainmise des nazis sur l’art, différente de ce qui a pu se passer en France, est un sujet que les Néerlandais explorent depuis quelques années. Le Musée d’Arnhem a ainsi présenté en 2015 une exposition sur les œuvres acquises par l’État entre 1940 et 1945.
Celle qu’il propose en ce moment sous le commissariat de Jelle Bouwhuis et Almar Seinen est consacrée au même sujet en Allemagne. Les 70 peintures et 12 sculptures sélectionnées ont été présentées à l’exposition annuelle organisée à Munich de 1937 à 1944, et pour la plupart achetées à cette occasion par le gouvernement allemand, souvent après avoir été choisies par le Führer lui-même. Elles proviennent essentiellement du Musée historique allemand de Berlin, de collections particulières et du National Museum of the United States Army. Cette localisation est due à la confiscation de ces œuvres par les Américains lors de l’occupation de l’Allemagne. À partir de 1950 et essentiellement dans les années 1980, l’US Army a rendu au gouvernement allemand environ 8 000 objets, et en a gardé 456 relevant de la glorification d’Hitler et du nazisme. Engagée dans un travail historique, l’Allemagne organise depuis 1974 des expositions de cet art officiel (90 % des artistes se sont inscrits à la Reichskulturkammer). Art qui peut être également présenté dans le parcours des musées : ainsi, le triptyque Les Quatre Éléments (avant 1937) d’Adolf Ziegler, le peintre préféré d’Hitler, était encore récemment accroché au Musée d’art moderne de Munich.
L’une des spécialités du Musée d’Arnhem est l’art réaliste, en particulier issu des mouvements de la Nouvelle Objectivité et du Réalisme magique, actifs aux Pays-Bas comme en Allemagne dans la première moitié du XXe siècle. Ce « classicisme » comme le qualifiaient les nazis, que l’on a défini comme un retour à l’ordre en opposition aux avant-gardes, a été choisi comme art officiel, ce qui l’a rendu suspect après la Seconde Guerre mondiale : « La “cancel culture” faisait partie de la propagande nazie, explique un texte de salle à l’entrée de l’exposition. Après la guerre, l’art nazi a été à son tour et pendant longtemps ostracisé, caché et souvent perdu. Dans quelle mesure ces œuvres d’art reflètent-elles l’état d’esprit nazi ? Quel message véhiculent-elles ? Comment pouvaient-elles être utilisées comme outils de propagande ? Les œuvres d’art sont-elles “bonnes”, “mauvaises” ou “du mauvais côté” ? C’est à vous, visiteurs, de décider. »
La première salle permet de comprendre que si l’art réaliste, celui qui plaisait à l’époque au plus grand nombre, était une arme de propagande utilisée par les nazis pour répandre sa vision du monde, le style en lui-même était indifférent. Pandora (1943), de Friedrich W. Kalb, s’inspire de Botticelli ; Dans la vieille ville (1932), de Josef Wahl, est une scène de genre héritière de l’art Biedermeier tandis que Le Mariage du doge avec la mer (1942), de Karl Leipold, tient de Turner et de l’impressionnisme. Plus loin, Lettre du matin (1944), d’Oskar Martin-Amorbach, se réfère à Vermeer, et une salle confronte deux des peintres les plus respectés des nazis, Willy Kriegel et Edmund Steppes, aux styles totalement différents. Les références à l’Antiquité grecque étaient bienvenues car les nazis considéraient la Grèce ancienne – en particulier Sparte – comme la première civilisation aryenne. Il fallait aussi représenter l’Allemagne profonde, celle que le melting-pot urbain n’avait pas pervertie (Munich, ancrée dans le territoire bavarois, était donnée en exemple et opposée à la cosmopolite Vienne, haïe). Les hommes et les femmes devaient apparaître sains, joyeux et courageux, les uns au travail, les autres s’occupant de leurs enfants. La sculpture, très présente dans l’espace public, tenait un rôle majeur dans ce domaine.
La peinture militaire avait une place particulière : l’art devait préparer le peuple à la guerre et donner une image positive de la vie militaire. Pour montrer ces œuvres de propagande, la Wehrmacht organisait des expositions artistiques en Allemagne et dans les pays conquis. La puissance du Reich devait également apparaître dans la représentation des grands travaux comme les autoroutes.
Au cours des années de guerre, l’iconographie évolue. Par exemple, lors de la crise économique des années 1930, les femmes avaient été encouragées à quitter leur travail pour permettre aux hommes d’occuper les emplois disponibles. La propagande du parti nazi a donc porté sur la famille, les peintres reprenant même l’iconographie de la Vierge à l’Enfant. Mais lorsque les combats ont commencé à décimer les jeunes hommes, est apparue la crainte que la natalité ne s’effondre. Dans la peinture, la femme devient alors objet de désir, en accord avec la politique eugéniste.
« Avez-vous le droit d’aimer cet art ? », nous demande-t-on. On peut admirer les œuvres de Kriegel, Steppes, Heinrich Ehmsen, Carl Busch ou Ria Picco-Rückert, qui se sont compromis à divers titres avec les nazis. Rien, cependant, ne peut faire oublier que ces artistes étaient du « mauvais côté ».
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°627 du 16 février 2024, avec le titre suivant : L’art au service de la propagande Nazie