Le rapport à l’espace, thème choisi par le Kunstmuseum de La Haye, met en relief le traitement auquel l’artiste allemand soumet les corps dans ses toiles.
La Haye (Pays-Bas). Pendant longtemps, l’artiste allemand a été rarement exposé en dehors de son pays. La dernière fois qu’il a été montré en France remonte à plus de vingt ans, c’était en 2003, au Centre Pompidou – « Max Beckmann, un peintre dans l’histoire ». Cette présentation n’a pas attiré un large public. Inclassable, pas décorative pour un sou, peu séduisante, cette peinture intrigue, pire, elle provoque un malaise. Autrement dit, c’est une peinture puissante.
Malheureusement, l’exposition du Kunstmuseum Den Haag souffre de l’absence d’œuvres phares de Max Beckmann (1884-1950). Passons sur le chef-d’œuvre qu’est La Nuit (1918-1919), cette version moderne de l’Enfer peint par Jérôme Bosch – on sait qu’il ne quitte plus les cimaises du musée de Düsseldorf. On aurait aimé voir également l’autoportrait de Beckmann de 1917, juste après sa dépression nerveuse, à la facture d’une tension extrême mais retenue, ou encore la magnifique Synagogue de Francfort-sur-le-Main (1919), comme sculptée dans la pierre. Certes, la frilosité des musées allemands face aux demandes de prêts est connue. Il n’en reste pas moins que ces manques sont regrettables dans le parcours proposé.
Pour autant, la qualité de l’œuvre de Beckmann est telle que, même sans les « vedettes », on trouve ici des toiles et dessins impressionnants. Qui plus est, selon les commissaires, Thijs de Raedt et Daniel Koep, il ne s’agit pas d’une rétrospective – même si le titre de l’exposition est « L’univers de Max Beckmann ». En effet, le peintre est traité sous un angle particulier, celui de son rapport à l’espace. Choix étonnant, car cette problématique un peu vague ne semble pas être au centre des préoccupations de Beckmann. Une phrase de l’artiste sert d’exergue au parcours : « L’espace et encore l’espace, c’est la divinité infinie qui nous entoure et dans laquelle nous sommes nous-mêmes contenus. C’est ce que j’essaie d’exprimer à travers la peinture. » Il faut croire que les organisateurs se sont saisis de l’expression « divinité infinie », qui permet d’envisager l’espace sous des aspects, disons, métaphysiques. Ainsi, l’espace est décliné sous diverses formes : l’intérieur et l’extérieur, l’intériorité et l’extériorité ou encore l’imaginaire et le réel.
La première salle propose, parmi des travaux qui s’inscrivent encore dans la lignée du postimpressionnisme, un autoportrait de Beckmann, adossé à une fenêtre sur fond de paysage (1907). Puis, dans une section dénommée justement « Fenêtre », est développé ce motif qui sert d’échangeur entre intérieur et extérieur. Difficile, toutefois, d’accorder à l’artiste la primauté de ce thème, amplement exploité, entre autres, par Caillebotte ou Matisse. L’originalité introduite par Beckmann est un format inhabituel, mais courant dans son œuvre, comme dans le très beau Paysage avec Vésuve (1926). Ici, grâce au cadre haut et très étroit qui épouse la fenêtre, le regard se focalise sur le télescopage entre l’espace de la pièce et celui du paysage.
En réalité, au vu de cette section, mais également de l’ensemble du parcours, on peut se demander si Beckmann a véritablement révolutionné l’espace pictural. Non, car cette tâche a été déjà entreprise par les cubistes quelques années plus tôt. Oui, quand on observe la manière dont l’artiste exploite cette remise en question de la représentation de l’espace euclidien. À la différence de Braque ou de Picasso, qui procèdent par un dispositif de signes suggestifs frôlant l’abstraction, le peintre allemand ne renonce jamais à la figuration et encore moins à la figure humaine. Se servant du cubisme comme d’un accélérateur, il compresse et déforme à la fois l’espace et les corps – sans abandonner les volumes – pour atteindre une tension maximale, comme dans Les Joueurs de rugby (1927), tout en puissance brutale. Il n’y a que chez Fernand Léger que se retrouve cette manière de comprimer les personnages et leur cadre – géométrisation en plus. Mais Beckmann n’est pas à une contradiction près. Au contraire même, et au désespoir des historiens de l’art, ces contradictions font sa force.
Peintre moderne de l’histoire ? Celui que la critique de son pays a très tôt appelé « le Delacroix allemand » est capable de faire de grandes toiles mythologiques, mais truffées de symboles incompréhensibles. Son art ressort-il de l’expressionnisme, de la Nouvelle Objectivité ou des deux ? Est-il fasciné par le spectacle de la guerre ou animé d’une critique féroce dont témoignent ses formidables travaux graphiques de 1918, exposés au musée ?
Revenons à l’espace, car s’il en est un que Beckmann transforme, c’est celui de la scène. Acteurs et gens du cirque forment chez lui un monde à part. Les personnages dans quelques-uns des meilleurs tableaux montrés à La Haye (Artiste, 1936 ; Tabarin, 1937 ; Phoque, 1950 ; ou le magnifique Carnaval, 1920) semblent appartenir à un univers nourri par l’imaginaire mais qui garde les pieds sur terre. Comme Max Beckmann ?
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°627 du 16 février 2024, avec le titre suivant : La puissance inclassable de Max Beckmann