Plus d’un tiers des œuvres du maître de Delft sont conservées aux États-Unis.
« Le doute disparaîtra au-dessus de l’Atlantique » : l’attribution de La Jeune fille à la flûte (1665-1670) à Johannes Vermeer est plus que jamais contestée, mais Pieter Roelofs, commissaire de l’exposition-événement du Rijksmuseum, y répondait début décembre sur le ton de l’humour. Le tableau prêté par la Washington Gallery of Art est bien présenté comme une œuvre autographe à Amsterdam, alors que quelques semaines plus tôt il était encore vu comme une œuvre d’atelier lors de l’exposition « Vermeer’s Secrets » du musée états-unien. Un bras de fer silencieux s’est engagé entre spécialistes américains et experts néerlandais, rappelant la lutte acharnée, au tournant du XXe siècle, pour acheter les rares toiles du maître de Delft.
Aujourd’hui, un tiers des œuvres de Vermeer se trouvent aux États-Unis. S’intéressant au déplacement des œuvres d’art, le géographe Rémy Knafou tentait en 2003 une interprétation de cette répartition étonnante pour un maître de l’Ancien Monde. Après avoir rappelé le contexte d’un marché de l’art transatlantique à la fin du XIXe siècle, où les œuvres circulent d’un côté à l’autre de l’océan, il notait que les œuvres de Vermeer font partie des pièces à la valeur exceptionnelle, dont le voyage en Amérique est une « traversée sans retour ». Entre 1887 et 1928, les collectionneurs américains achètent ainsi onze tableaux authentifiés comme étant de la main de Vermeer.
Porté actuellement à treize toiles (quatorze avec l’œuvre dérobée au Musée Isabella-Stewart-Gardner de Boston en 1990), ce corpus se concentre en fait sur la Côte est des États-Unis, et particulièrement à New York. On peut y admirer neuf tableaux de Vermeer, soit plus que dans l’ensemble des Pays-Bas. Cette concentration s’explique par la « redécouverte » tardive de Vermeer, dont le critique et militant socialiste français Théophile Thoré-Burger (1807-1869) a été le principal artisan. Au milieu du XIXe siècle, celui-ci tombe en pâmoison au Mauritshuis (La Haye) devant une vue de Delft, et s’intéresse à son auteur, un certain « Van der Meer ». Le nom est alors familier à quelques collectionneurs mais inconnu du public d’amateurs, qui associe l’âge d’or hollandais aux figures de Pieter de Hooch ou de Jan Steen.
Les efforts de Thoré-Burger attirent très vite l’attention des collectionneurs, alors portée sur les grands maîtres du XVIIe siècle flamand, sur Vermeer. Cette redécouverte récente, conjuguée à la rareté des œuvres et à la fortune grandissante des magnats américains, crée les conditions propices à une chasse très concurrentielle. Dans cette course, J. P. Morgan, Henry Clay Frick ou Benjamin Altman ont une longueur d’avance : l’Europe, au début du XXe siècle, subit une récession, alors que l’Amérique connaît son « Gilded Age », incarné par ces capitaines d’industrie.
Un débat d’ampleur nationale aux Pays-Bas
De ce côté de l’Atlantique, l’appétit des grands collectionneurs américains agace, particulièrement aux Pays-Bas. Avant même que les magnats de la Côte est ne s’intéressent à Vermeer, l’absence d’efforts de la part de l’État néerlandais dans l’acquisition de ce patrimoine suscitait déjà la critique. En 1907, ce mouvement culmine avec la vente des trente-huit tableaux de la collection Six (Amsterdam), dont La Laitière : un débat d’ampleur nationale s’engage au Parlement, aboutissant finalement à l’achat du chef-d’œuvre par les Pays-Bas. Dans le même temps, J. P. Morgan faisait l’acquisition de son premier Vermeer, Jeune femme écrivant une lettre. « Qui est ce Vermeer ? », aurait-il alors demandé au marchand.
Fondateur du Bode-Museum à Berlin, et expert célèbre au début du XXe siècle, l’Allemand Wilhelm von Bode avertissait de la captation du patrimoine européen par les États-Unis, tout en jouant un rôle déterminant dans l’intérêt des collectionneurs américains pour Vermeer : il aurait ainsi conseillé Benjamin Altman dans l’achat d’une toile. « Le plus grand trésor pour un collectionneur américain, c’est un tableau de Vermeer de Delft », écrivait-il dans le New York Times en 1907, avant de reconnaître la victoire américaine dans cette bataille : « L’exode de belles, anciennes œuvres d’art en Amérique est désormais si fort que les collections qui s’y trouvent […] sont de tout premier ordre. » L’historien de l’art voyait dans ce succès des œuvres de Vermeer une preuve de leur modernité, dans le traitement de la lumière et des couleurs. Sans oublier l’inflation impressionnante de sa cote en quelques décennies, causée par la rareté des œuvres : c’est bien la somme rondelette exigée par le marchand qui a convaincu J. P. Morgan de l’intérêt de la Jeune femme écrivant une lettre.
Alors que les collections des musées sont stabilisées depuis un siècle, ces débats semblent appartenir au passé. Mais une des trois versions de La Jeune Femme au virginal relance la chasse au début du XXIe siècle : encore en Europe, dans une collection privée, l’œuvre est achetée en 2004 chez Sotheby’s par le propriétaire de casinos Steve Wynn, qui la revend au magnat Thomas Kaplan en 2008. Jugé mineur, ce tout petit format à l’attribution contestée est certainement le dernier tableau estampillé « Vermeer » à faire cette « traversée sans retour ».
Les absents du Rijksmuseum
Dix tableaux sont venus des États-Unis pour l’exposition du Rijksmuseum. Quatre manquent donc à l’appel : trois tableaux du Metropolitan Museum of Art, dont la Jeune femme à l’aiguière (1662-1665), premier Vermeer à avoir rejoint une collection américaine en 1887, et Le Concert (1663-1666), volé en 1990 à Boston et qui depuis n’a pas refait surface. Parmi les tableaux conservés en Europe, deux absents majeurs sont à noter. L’Astronome (vers 1668), resté au Louvre Abu Dhabi, laisse seul son pendant, Le Géographe (1668-1669), conservé au Städel à Francfort-sur-le-Main. Et L’Allégorie de la peinture n’a pas quitté le Kunsthistoriches Museum de Vienne : le ministère de la Culture autrichien a invoqué des précautions de conservation pour justifier ce refus, mais les ayants droit des anciens propriétaires de l’œuvre auraient également été consultés.
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Quand les Américains s’arrachaient Vermeer
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°605 du 17 février 2023, avec le titre suivant : Quand les Américains s’arrachaient Vermeer