Pour les 80 ans du tableau, une remarquable exposition madrilène explore les sentiers battus et les chemins de traverse qui conduisirent Picasso à enfanter Guernica (1937), cette œuvre emblématique aux mille et une clefs de lecture.
Sur les photographies en noir et blanc, il ne reste presque plus rien. Les bâtiments sont soufflés et les rues désertes. Le ciel est fuligineux et le paysage éventré. Ce lundi 26 avril 1937, au cœur du printemps et à l’heure du marché, Guernica vient d’être bombardée par des avions allemands et italiens. Solidaire des franquistes, la Légion Condor vient d’arroser la ville basque d’explosifs brisants, de mines antipersonnelles et de bombes incendiaires, élevant la température à quelque 2 700 degrés. Sous ce châtiment tombé du ciel, Guernica tonne et brûle, gigantesque brasier où périssent alors des centaines de combattants républicains. La ville comme une torche, puis comme une ruine. L’horreur, innommable.
La mort, en noir et blanc
Picasso découvre les photographies du drame par la presse – L’Humanité, en premier lieu. Devant tant de plaies imagées, il ne peut refuser l’invitation du gouvernement républicain : représenter la barbarie avec une œuvre destinée au pavillon espagnol de l’Exposition universelle de Paris, qui ouvre dans quelques semaines. Trente-cinq jours plus tard, et quarante-cinq études plus loin, Picasso livre une composition gigantesque de 3,49 x 7,76 m. Vingt-sept mètres carrés de peinture qui, figurant l’horreur en noir et blanc, éblouiront le monde. Vingt-sept mètres carrés pour condamner la tyrannie franquiste, pour regarder la mort en face, pour entremêler les taureaux avec les femmes et les chevaux avec les hommes, pour dire la bestialité de l’humanité, pour dire l’inhumaine férocité, pour fixer à jamais le Mal à l’œuvre.
Symbole universel des opprimés et des victimes, Guernica devient une icône que l’on doit protéger. Après-guerre, la toile trouve un écrin et un abri à sa taille avec le MoMA de New York, où elle demeure jusqu’au 9 septembre 1981, date de son arrivée triomphale dans une Espagne aux « libertés publiques rétablies ». Picasso, disparu en 1973, aurait eu cent ans. L’œuvre lui assurera l’immortalité.
La tradition réinvestie
À l’extrême gauche de la composition, un taureau est représenté la tête de face et le corps de profil. L’une est claire et l’autre est sombre. Rythme binaire, voire contradictoire, que Picasso rend probable, voire possible. Le taureau est-il le matador de cette corrida humaine ? Est-il Picasso lui-même, dont on sait la fascination pour la virilité musculeuse de la bête ? Partant, cette composition recèle une part non seulement bestiale, mais aussi sexuelle : elle sent le crime et le viol, elle dit la virilité de la barbarie et le féminin de la souffrance. Ici, ce sont les femmes et les mères qui hurlent. Entre les jambes noires du taureau, précisément, une femme lumineuse implore le ciel, appelle à l’aide. Tête révulsée et gueule béante, elle crie miséricorde. Entre ses bras, un enfant fait d’elle une Vierge de douleur, une Pietà identique à celle que Michel-Ange livra quatre siècles plus tôt pour Saint-Pierre de Rome. Picasso jamais ne fait table rase. Admirable passeur, il relie les siècles et relit les formes.
La peinture éclatée
Dans cet espace asphyxié et asphyxiant, qui tient de la chambre close, des êtres se débattent, crient, tentent de sauver leur peau. Qui peut dire que l’on est à Guernica ? Qui peut dire que l’on est en 1937 ? Personne. Nul indice temporel ou spatial, rien d’identifiable qui permettrait de s’accrocher au réel, à l’Histoire. Aussi est-on en tout lieu et en tout temps. Génie de Picasso d’atteindre en cela l’universel. La lampe suspendue, avec sa lumière acérée et menaçante, est un explosif domestique. La bougie évoque les bombes incendiaires, celles qui enflammèrent la ville basque. Figure centrale et centrée, le cheval est un monument de douleur. Il ne hennit pas, il hurle. Du sang jaillit de son flanc droit que Picasso, fidèle à ses démembrements spatiaux, représente en même temps que le flanc gauche, traversé par un pieu. Style antinaturaliste, diront les uns. Figuration plus vraie que nature, diront les autres. Ici, dans ce clair-obscur prismatique où le monde et la peinture sont éclatés, tout n’est qu’éclat – de voix, d’obus et de lumière.
La torche humaine
À l’extrême droite du tableau, une femme hurle. Avec sa tête de pantin désarticulé, elle tente d’échapper à des flammes contondantes comme des poignards. Le toit de sa maison est effondré, planche d’un radeau qui se délite. Torche humaine, le martyr tend les bras vers une blanche fenêtre qui semble irrésistiblement se dérober. L’issue de secours, en vain. Si l’imploration désespérée de la femme évoque le geste du fusillé dans le Tres de mayo (1814) de Goya, cela ne saurait être un hasard : Picasso, qui travaille à cette figure au début du mois de mai, aime faire confluer l’histoire jusqu’à lui. Dans cette peinture en noir et blanc, l’artiste ne renonce pas à la nuance et au détail : les chairs sont légèrement ombrées, des gris viennent assurer des passages entre le blanc et le noir, et ainsi souligner les volumes ; les cheveux et les poils sont suggérés, ainsi que les ongles et lignes des mains. Il subsiste un peu d’humanité dans cette atrocité. Et c’est peut-être là ce qui est le plus atroce.
La vie crucifiée
Pour peindre ce combattant effondré, tout en bas de la composition, Picasso dut mettre un genou au sol, dans son atelier dépouillé de la rue des Grands-Augustins. Les photographies de Dora Maar, qui enregistrent l’engendrement de cette œuvre, nous rappellent combien la peinture est chez le Catalan une expérience non seulement psychique mais aussi physique. Décapité, l’homme étend les bras. Crucifié par la barbarie. Il gît sous les sabots du cheval qui le piétine, sous le Mal infini, sous l’outrage et l’outrance. Son torse est transparent, comme déjà décomposé, comme vidé de sa substance. De son épée brisée surgit une fleur, de celles qui parfois prospèrent sur les charniers. Avec ce sublime massacre des Innocents, Picasso ne pense pas seulement aux toiles homonymes de Reni (1611) et de Poussin (1625-1629) : il livre une gigantesque peinture d’histoire, quand la lumière brûle et que le soleil est noir, quand l’espace transperce les corps, quand les êtres n’en finissent plus de tomber et de hurler. De mourir.
1937 - Le bombardement de la ville de Guernica, le 26 avril, par l’aviation nazie alliée à Franco fait 1 600 morts
1er mai-4 juin - Picasso réalise Guernica dans son atelier parisien sur commande des républicains pour le pavillon espagnol de l’Exposition universelle de Paris
1937-1939 - L’œuvre est présentée dans plusieurs pays européens pour lever des fonds pour les républicains espagnols, avant d’être exposée au MoMA de New York jusqu’à la mort du dictateur Franco, à la demande de l’artiste
1981 - Le tableau est installé au Musée du Prado à Madrid
1992 - Exposition permanente au Musée Reina Sofia à Madrid dans une salle conçue à son intention
2017 - Le Musée Reina Sofia célèbre les 80 ans de la réalisation de Guernica par une exposition centrée sur la vision de la guerre de Picasso
Jusqu’au 4 septembre 2017. Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofia, Calle de Santa Isabel, 52, Madrid, (Espagne). Ouvert tous les jours de 10 h à 21 h, 19 h le dimanche. Fermé le mardi. Tarif : 4 €. Commissaires : Timothy James Clark et Anne M. Wagner. www.museoreinasofia.es
Légende Photo
Pablo Picasso, Guernica, 1937, huile sur toile, 349,3 x 776,6 cm, Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofia, Madrid. © Archivo fotografico del Museo Reina Sofia.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°700 du 1 avril 2017, avec le titre suivant : Pablo Picasso, Guernica