Espagne - Musée

« Guernica » accède à l’ère d’Instagram

Par Emmanuel Fessy · Le Journal des Arts

Le 17 octobre 2023 - 593 mots

MADRID / ESPAGNE

C’est l’une des premières décisions du nouveau directeur du Musée Reina Sofía, Manuel Segade : abolir l’interdiction de photographier qui pesait depuis plus de trente ans sur son tableau phare, Guernica.

Depuis septembre, les visiteurs sont autorisés à utiliser leurs smartphones pour immortaliser leur présence devant l’immense chef-d’œuvre (3,49 x 7,76 m) qu’a peint Picasso en 1937, un mois après le bombardement sauvage de la ville basque par la légion Condor. Restent interdits les flashs, les trépieds et les perches à selfie. Guernica n’est donc plus isolé dans la salle 205.10 du musée d’art moderne et contemporain madrilène, son image va envahir les réseaux sociaux, circuler davantage dans le monde entier, elle va vivre à l’ère d’Instagram. Pour le musée, cette proscription était devenue anachronique. La lever permet d’améliorer l’expérience visuelle du spectateur, de le rendre plus familier avec le tableau et finalement d’autoriser ce qui était déjà possible dans d’autres musées depuis longtemps. Rien de très original dans ces propos, mais là où le bât blesse, c’est que l’autre grand musée de Madrid, le Prado, bannit encore – et pour de bonnes raisons – toute photographie dans ses salles.

Oscillant entre interdiction et autorisation, le droit de photographier dans les musées a toujours fait débat avec des critères différents selon les époques. Autrefois l’argument central pour l’empêcher était commercial. Les musées ne voulaient pas voir leurs recettes de vente de cartes postales ou affiches s’effondrer. Depuis la généralisation des smartphones les termes de la discussion ont changé. En schématisant, disons que d’un côté campent ceux qui veulent rendre le musée plus « inclusif », moins intimidant, plus attirant pour ces autres publics qu’ils espèrent toujours capter. De l’autre, ceux qui mettent en avant la mission éducative de cette institution, la nécessité d’apprendre à regarder plutôt qu’à photographier et le calme qu’exige cet apprentissage. En juillet 2014, le ministère de la Culture français avait lancé une campagne « Tous photographes » à destination surtout de la jeunesse. Son mérite : proposer une charte des bonnes pratiques de la captation d’images dans nos musées. Son grand tort : l’avoir accompagnée d’une vidéo consternante, montrant une jeune fille courant d’une sculpture à l’autre dans la cour Marly du Louvre, caressant les fesses musclées d’un beau marbre. Le message incitatif et lapidaire avait été aussi critiqué : « Dans le musée, prenez des photos ! » Il ne recommandait pas : « Regardez puis photographiez. »

Beaucoup plus pédagogique, le Prado a adopté une voie différente. Il encourage et permet de télécharger gratuitement les images en haute définition de ses collections pour un usage privé, une recherche universitaire ou une publication non commerciale. Pour cette raison, il interdit les prises de vues dans ses salles. Il prend le risque de détonner, de ne pas encourager les selfies, mais offre plus de tranquillité à ses visiteurs. Avec une œuvre si emblématique de l’art moderne, son voisin n’aurait-il pas dû tenter une phase expérimentale, d’un an par exemple, plutôt que de s’engouffrer dans l’air du temps ? Observer, étudier pendant cette période les réactions des publics, avant de prendre une décision (définitive ?). Savoir si l’interdiction des selfies dissuadait vraiment les jeunes de venir, si leur découverte d’un Guernica« cool » les a incités à voir d’autres Picasso, d’autres œuvres du Reina Sofía ? Indifférence, résignation ou protestation des autres visiteurs à ce changement ? Une telle étude serait utile pour le musée madrilène comme pour bien d’autres. Est-ce trop demander à ces musées qui s’efforcent de conquérir les dits « autres publics » – souvent en s’y prenant mal – et ne réussissent alors qu’à écarter les habitués ?

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°618 du 6 octobre 2023, avec le titre suivant : « Guernica » accède à l’ère d’Instagram

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