Genre pictural connu depuis l’Antiquité, le terme de « nature morte » s’impose à partir du XVIIe siècle. Comment la nature morte a-t-elle été représentée au cours des siècles ?
Avant d’être reconnue pour elle-même, la nature morte a été subordonnée à une scène principale. Située le plus souvent à l’arrière-plan, reléguée au rang de détail, elle constituait généralement un indice qui permettait d’identifier un sujet religieux ou mythologique. Au XVIIe siècle, elle devient un genre indépendant à qui l’absence de narration confère un aspect plus souple, moins codifié que celui des autres thèmes. Elle se transforme ainsi en un champ d’expérimentations permettant de jouer sur des associations inédites entre formes et couleurs, lesquelles obéissent à une logique plus plastique que discursive. Avec des limites cependant, car les natures mortes hollandaises et flamandes sont bavardes. L’iconographie symbolique de ces festins inanimés, sécrète à son tour une infinité de discours savants. Ordonnées selon une logique négligemment impeccable, unifiées par le glacis qui recouvre les différentes matières, les scènes de cuisine ou de table restent assujetties au désir du commanditaire, emblème de son avidité à posséder et à consommer. L’estomac trouve ici son compte autant que les yeux.
Les artistes ressentent rapidement la nécessité d’injecter un élément spirituel, voire moralisant dans ce genre. Avec les vanités, la nature morte se « sabre » elle-même, met en cause l’importance de sa matérialité en insistant sur son aspect éphémère. Un siècle plus tard, à l’encontre des images d’un Willem Claeszoon Heda ou d’un Pieter Claesz, qui épuisent la description par la minutie du traitement, les natures mortes de Jean Siméon Chardin aboutissent à des formes sobres et dépouillées. Malgré la cohérence dans leur disposition, les objets semblent étrangement dépourvus de toute transitivité et entretiennent plus des rapports de contiguïté que de causalité. Refusant toute idéalisation, ils existent pour eux-mêmes et ne renvoient plus à un faire, mais à un voir. Longtemps après, Giorgio Morandi retiendra la leçon de Chardin.
La crise de la peinture dans la deuxième moitié du XIXe et au début du XXe siècle contribue à l’importance que prend désormais la nature morte, ou plutôt l’objet. Ce thème apparemment anodin permet à l’artiste de se concentrer essentiellement sur une observation analytique et un travail de (dé)composition. Il est souvent traité selon une technique sérielle et à l’aide de schémas géométriques. À ce titre, c’est peut-être le premier sujet qui permet à la peinture de se réfléchir comme pratique et non plus comme représentation. L’exemple le plus marquant en ce sens est celui des pommes de Paul Cézanne. Répétée à l’infini, la représentation de ce fruit est moins un exercice de virtuosité qu’une recherche des lignes structurantes.
Puis, soustrait à son environnement quotidien, présenté en tant que tel ou fragmenté, l’objet s’intègre dans l’œuvre. Les papiers collés et les collages, cubistes ou surréalistes, sont les premiers signes qui annoncent le changement du rapport entre la réalité et la représentation. Ces diverses « choses » n’ont rien en commun, si ce n’est d’avoir cessé de servir, d’avoir perdu leur fonction utilitaire et d’être par conséquent offertes à tout usage : démystifiant ou ironique, critique ou poétique, banalisant ou allégorique, neutre ou choquant – ou bien tout cela à la fois. Leur dette à l’égard de Marcel Duchamp est indéniable, tant l’artiste français et ses ready-made restent à l’origine de ce bouleversement où le geste transforme l’objet en sujet, la « chose » en totem.
Mais les temps ont changé. Geste iconoclaste du début du siècle, l’intrusion du réel est devenue pratiquement la norme. Assemblages et installations, chantiers plus ou moins délabrés, sont désormais les lieux où s’épanouit une version contemporaine de la nature morte. À la fois fascinés et assaillis par les objets, les artistes – Robert Rauschenberg, Jasper Johns, Daniel Spoerri ou Arman – entretiennent avec eux des rapports ambigus, voire conflictuels : entre métamorphose et destruction, entre négation et création, entre transfiguration et anéantissement… L’ère de l’« esthétique du banal », en somme.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°598 du 4 novembre 2022, avec le titre suivant : Nature morte : la transfiguration du banal