L’autrice, qui prépare une exposition sur la nature morte, analyse dans l’ouvrage Pour en finir avec la nature morte « le lien étroit entre les choses et les êtres » à travers un genre sur lequel elle veut renouveler le regard et dont elle récuse le nom.
Contrairement à une exposition, le livre est un exercice despotique. Il répond à un besoin profond de mettre à l’épreuve mes intuitions. Comme nous préparons pour 2022 une exposition pour le Louvre, « Les choses. Une histoire de la nature morte depuis la préhistoire », je voulais déplier quelques problèmes auquel l’accrochage répondra par les œuvres, c’est-à-dire par un tout autre moyen que les mots. Ce livre n’est pas une histoire de la nature morte, c’est une promenade parmi les œuvres à travers le temps et l’espace. C’est un dialogue intérieur, mais j’espère qu’il sera audible par toute personne sensible à la méditation sur l’art de la nature morte.
Je pars des œuvres et du monde contemporains pour aller vers le passé. Les artistes actuels connaissent très bien le passé même s’ils ne datent pas leurs références. Ils ont en tête une formidable banque d’images, ils dialoguent par-delà les époques et les lieux. Leurs œuvres contiennent souvent les traces d’un passé immémorial. En matière de natures mortes, regardez Subodh Gupta et sa monumentale vanité (Very Hungry God, 2006) : elle est fabriquée avec des batteries de cuisine d’Inde, mais elle rappelle la forme et peut-être la fonction des vanités que nous connaissons, qui datent de l’Antiquité romaine.
La représentation des choses indépendantes existait même avant l’Antiquité grecque et c’est une des nouveautés du livre que d’intégrer des œuvres plus anciennes encore. Il faut étendre le champ de la nature morte chronologiquement et géographiquement. Le genre fut méprisé mais très cultivé, en particulier chez les Grecs, sous la forme de présents qui représentaient des victuailles, sans doute déjà sur des petits tableautins transportables – nous le savons grâce aux textes. Il faut attendre le XVIIe siècle pour voir naître l’expression « nature morte » qui ne règle pas le problème de la hiérarchie des genres pour autant. On aime cela mais on considère ces pauvres choses comme moins dignes que la mythologie, l’histoire ou le portrait. La nature morte, c’est un peu le bas-fond de l’histoire de l’art.
J’aborde uniquement ce qui n’a presque pas ou jamais retenu l’attention dans le cadre d’une réflexion sur la nature morte. Les arts décoratifs et l’imagerie populaires sont déjà connus et il est vrai qu’ils habituaient à reconsidérer à nouveau les choses pour elles-mêmes. Pendant près de mille ans, entre le VIe et le XVIe siècles, on ne trouve plus de nature morte indépendante en Occident et toute chose est rivée aux personnages religieux. J’ai voulu prêter une attention particulière aux Arma Christi, mais aussi aux « Christ du dimanche » populaires, entourés d’outils agressifs qui servaient à imposer à coup d’images le respect de jours fériés. Le dessin de ces choses, de ces instruments de la Passion ou de ces objets de la vie quotidienne a dû forcément servir à l’émergence, à nouveau, de représentations des objets libérés et pris en eux-mêmes et pour eux-mêmes : pour leur forme, leur joliesse, leur fantaisie, leur expressivité, leur symbolique.
Les réactions intempestives devant les œuvres d’art ou les images qui dérangent expriment sous la forme de certitudes ce qui relève d’un trouble profond. Ce qui ne s’apprend toujours pas assez dans le cursus scolaire fondé avant tout sur les textes alors que nous sommes entourés d’images, c’est que ces images et les représentations ne sont pas la réalité. Quand Cattelan accroche un cheval en hauteur, celui-ci est mort et gît au-dessus de nous. Il attire immédiatement ma compassion pour cet animal soulevé, entravé, exposé, humanisé. Comme dans Bidibidobidiboo, où l’écureuil s’est suicidé dans une cuisine. Cattelan est comme Jean Renoir quand il filme une scène de chasse : il filme à la hauteur des lapins qui détalent, avec eux, pour eux.
Dans l’ambiance actuelle, on pourra y voir ce que l’on voudra parce que l’œuvre est ouverte et c’est même le dernier lieu de liberté où l’on peut imaginer à sa guise. Cabeza De Vaca d’Andres Serrano (1984), que le collectionneur Antoine de Galbert nous prêtera généreusement pour notre exposition du Louvre, est la première de toute l’histoire de l’art dont l’œil accuse. À mon grand étonnement, cette œuvre est très clivante et je remercie mon éditeur, Jean-Loup Champion, d’en avoir fait la couverture de mon livre. Un ami cher, qui vit désormais à New York, a essayé de me convaincre de ne pas la choisir car j’allais choquer et faire de la peine. Mais, croyez-moi, ce n’est pas du tout mon intention. Aujourd’hui, les bêtes qui forment le monde avec nous sont en droit de nous accuser et je salue l’artiste d’exprimer ce que nous sommes de plus en plus nombreux à ressentir. Il est notre émissaire, notre intermédiaire. Il fait peur, il choque ? Peut-être, mais le monde aussi fait peur et choque.
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Laurence Bertrand Dorléac : « La nature morte, c’est le bas-fond de l’histoire de l’art »
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°556 du 27 novembre 2020, avec le titre suivant : Laurence Bertrand Dorléac, historienne de l’art : « La nature morte, c’est le bas-fond de l’histoire de l’art »