PARIS
Conduit à l’Opéra par son goût de la musique et de la danse, le peintre y a puisé toute sa vie des solutions formelles. Le Musée d’Orsay en fait la magistrale démonstration.
Pour célébrer les 350 ans de l’Opéra de Paris, le Musée d’Orsay aurait pu consacrer une exposition aux artistes qui ont décoré le Palais Garnier : Baudry, Pils, Boulanger, Delaunay, Lenepveu, Clairin, Barrias. C’est leur ennemi, Edgar Degas (1834-1917), qui a été choisi, sous le commissariat général d’Henri Loyrette, ancien directeur du même musée, ancien président-directeur du Louvre et président du conseil d’administration de l’Ensemble intercontemporain. Le carnet d’adresses du commissaire a rendu possible cette réunion de plus de 200 œuvres venues du monde entier, mais c’est sa connaissance intime du peintre, son désir de le faire comprendre qui font de cette exposition une réussite. Féru de musique, Henri Loyrette a réalisé un travail inédit sur les rapports de l’artiste avec l’Opéra. Il a été assisté de Leïla Jarbouai et de Marine Kisiel, conservatrices à Orsay qui ont été commissaires l’an dernier de « Degas Danse Dessin », et de Kimberly Jones, conservatrice à la National Gallery of Art de Washington où sera présentée l’exposition en 2020.
Certes, la danse a été une grande source d’inspiration pour le peintre. Mais cet art n’était qu’une composante d’un univers plus large, creuset de nouvelles formes. « L’Opéra est, dès le milieu des années 1860, le point central de ses travaux, raconte Henri Loyrette. Il irradie la totalité de son œuvre. » Pour le montrer, le parcours de l’exposition mène de la jeunesse de Degas, époque où il cherchait des sujets pouvant donner lieu à des tableaux d’histoire présentables au Salon, aux danseuses de la fin de sa vie, silhouettes puissantes au fusain et pastel, posées contre le mur couleur d’or d’une salle de répétition.
Inattendue dans ce contexte, la première œuvre est une révélation : à la lecture des commentaires de salle, Petites filles spartiates provoquant des garçons (vers 1860-1862, repris avant 1880) n’apparaît plus comme un tableau d’histoire un peu étrange. Degas y pose son sujet comme dans une représentation théâtrale, avec un décor en fond de scène, un groupe au second plan qui pourrait être formé de coryphées et, à l’avant-scène, neuf jeunes gens interprétant une chorégraphie étonnamment moderne. Plus loin, ce sont encore des mouvements de danse, une recherche de l’expressivité des corps qui transparaissent dans les copies d’après les maîtres anciens.
Cette compréhension intime de la danse n’était pas un hasard : elle est née d’une éducation musicale précoce et accompagnait un amour jamais démenti pour cet art. L’exposition montre comment la fréquentation des musiciens conduit Degas à devenir un spectateur de l’Opéra – la salle Le Peletier puis le Palais Garnier. En filigrane, c’est aussi un peu de la vie amoureuse du peintre qui se révèle là. Le visage interrogateur de la pianiste Marie Dihau, l’air rêveur de la danseuse Eugénie Fiocre qui a retiré ses chaussons pour prendre un peu de repos lors d’une répétition en costume, disent la part intime d’un artiste resté toujours secret sur sa vie sentimentale.
Degas fit poser des danseuses dans son atelier à partir des années 1870, mais il apparaît qu’il n’a jamais cherché à rendre compte d’une représentation précise donnée à l’Opéra, si ce n’est, une fois, celle de Robert le Diable. Les lumières, les couleurs vives, les poses artificielles, les angles de vision des spectateurs étaient autant de notes, souvent dissonantes, dont cet ennemi du réalisme composait de toutes pièces ses œuvres en atelier. « Degas ne comprenait pas très bien que Gauguin puisse aller à Tahiti et aux Marquises quand lui-même trouvait son Tahiti et ses Marquises tous les soirs à l’Opéra », résume Henri Loyrette. Des maquettes de décors et de costumes racontent cet univers exotique, parfaitement artificiel, « un monde de distance et de fard » selon le titre d’un chapitre du catalogue. Les recherches du commissaire ont permis de retrouver les listes d’hommes admis dans les coulisses, car, dit-il, « l’Opéra était aussi un monde en noir et blanc, le noir de l’abonné et le blanc des danseuses ». Degas a rendu compte avec force de la prostitution qui régnait là, en se servant des compositions qu’il utilisait pour peindre les bordels. La sculpture Petite danseuse de quatorze ans (entre 1865 et 1881) se tient au milieu des monotypes de 1876-1877 d’après Les Petites Cardinal, roman où Ludovic Halévy, ami du peintre, décrivit ce monde frelaté.
Maintenant le propos avec rigueur, toute la fin du parcours montre comment ce laboratoire formel qu’était l’Opéra a permis au peintre d’aboutir aux tableaux en frise, aux cadrages en plongée ou en contre-plongée, à la synthèse des formes, aux « orgies de couleurs », selon sa propre expression. Une attention particulière est accordée au rythme de l’accrochage : ainsi peuvent s’aligner trois dessins présentant une, puis deux, puis trois danseuses levant la jambe. Aucune fausse note ne vient perturber cette symphonie, à la fois portrait intime d’un artiste, description d’une époque et leçon d’histoire de l’art.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°531 du 18 octobre 2019, avec le titre suivant : L’opéra, laboratoire de Degas