PARIS
Amis et rivaux, peintres très différents de sujets semblables, ils sortent tous deux vainqueurs d’une joute livrée sur les cimaises d’Orsay. Auraient-ils pu exister l’un sans l’autre ?
Paris. Avant de quitter le Musée d’Orsay pour la présidence du Louvre, Laurence des Cars a pu lancer ce projet inédit à ce jour : confronter deux géants de l’art du XIXe siècle, Édouard Manet (1832-1883) et Edgar Degas (1834-1917). En partenariat avec le Metropolitan Museum (Met) de New York, 150 œuvres et des documents permettent de retracer leur amitié et leurs dissensions, leurs sociabilités différentes, leur influence artistique réciproque et leur radicale dissemblance. Les œuvres viennent du monde entier mais les principaux prêteurs sont le Musée d’Orsay, auquel sont liés les deux commissaires Isolde Pludermacher et Stéphane Guégan, et le Met, qui recevra l’exposition en fin d’année et que représentent les commissaires Stephan Wolohojian et Ashley E. Dunn.
Certains tableaux n’avaient pas traversé l’Atlantique depuis bien longtemps : l’Autoportrait à la palette (vers 1878-1879) de Manet, par exemple, a été vu pour la dernière fois en France à l’exposition monographique du peintre au Grand Palais (1983). Cependant, le plaisir ne vient pas tant de la découverte ou redécouverte de tel ou tel dessin ou peinture que du dialogue, par œuvres interposées, de ces « deux inventeurs de la modernité », ainsi que les définit Stéphane Guégan. Ce rapprochement de tableaux, inexistant dans les musées prêteurs, constitue un exercice salutaire tant pour le public que pour les historiens de l’art, qui échappent ainsi aux « pièges de la monographie ».
Le parcours chrono-thématique commence par la rencontre des deux artistes, au début des années 1860 au Louvre, devant L’Infante Marguerite Thérèse, donnée à l’époque à Diego Vélasquez et aujourd’hui à son atelier. Degas copiait l’œuvre directement sur une planche de cuivre et Manet (que Degas devait connaître de nom car il était déjà célèbre) lui déclara : « Vous avez de l’audace de graver ainsi, sans aucun dessin préalable, je n’oserais en faire autant. » Par la suite, Manet a entrepris, lui aussi, de tirer une eau-forte du portrait de l’infante. L’amitié-rivalité commençait.
Si l’affrontement des caractères apparaît dès la première salle – il y est question du tableau de Degas Monsieur et Madame Édouard Manet (vers 1868-1869), offert par le peintre au couple et que Manet a amputé de la figure de son épouse –, les divergences artistiques sont aussi évidentes, par exemple dans la conception des portraits. Degas n’avait assurément pas flatté Suzanne Manet dans son tableau et il a représenté son mari dans une attitude familière, vautré sur le canapé. Il n’a pas davantage mis les formes pour le Portrait du peintre James Tissot (vers 1867-1868), que l’on peut comparer au Portrait de M. Émile Zola (1868) de Manet. Les deux artistes ont représenté un ami. Tandis que Manet a réalisé un portrait « officiel » de l’écrivain, mettant celui-ci en valeur, Degas a montré Tissot vu de haut, assis de guingois, son stick en main comme pour se lever et partir. Certes, Manet accrochera son tableau au Salon tandis que Degas va renoncer assez vite à exposer dans cet antre du bon goût bourgeois, fût-ce pour le « dynamiter ». Mais il ne s’agit pas que de calcul : pour ses portraits, Manet recherche dans le modèle le charme, l’intelligence. Il est, suivant les termes d’Isolde Pludermacher dans le catalogue, « intéressé par les individualités ». Degas, lui, peint le déséquilibre de la vie. Dans le digne Portrait de famille (La famille Bellelli) (1858-1869), exposé au Salon de 1867, le jeu de regards et la position des personnages révèlent une crise latente chez ces proches du peintre. Pour le portrait d’un autre ami, M. Diego Martelli (1879), il trouve une composition audacieuse – celle d’une estampe japonaise, avec son personnage vu en plongée – qui traduit l’énergie du modèle prêt à bondir de son siège pliant. C’est ce goût de l’instabilité qui l’a poussé à reprendre une toile peinte en 1857-1858 où figurait une jeune femme dans le style d’Hippolyte Flandrin, pour en faire, vers 1866-1868, une énigmatique maîtresse des ibis préfigurant les héroïnes de Gustave Moreau (Femme sur une terrasse dite aussi Jeune femme à l’ibis).
Dans la section « Parisiennes » de l’exposition, cet art de l’impermanence propre à Degas apparaît à l’occasion de scènes captées chez des modistes. Là où Manet représente en demi-figure une jolie femme qui va essayer un chapeau, peinte dans un frou-frou virtuose et doux de touches noires et vieux rose (Chez la modiste, 1861 [voir ill.]), lui déroute le regard du spectateur avec son pastel du même titre (1882, [voir ill.]). La cliente, vue de dos, est coincée dans un angle de la feuille tandis que le visage et le corps de la modiste disparaissent presque complètement derrière les chapeaux disposés autour d’un vide situé au centre de l’œuvre. On retrouve cette maîtrise de la composition avec Blanchisseuse (silhouette) de 1873, un véritable plan de cinéma, et Dans un café (L’Absinthe) (1875-1876) où il montre la comédienne Ellen André au côté du graveur Marcellin Desboutin sous l’aspect de deux épaves repoussées au fond de la toile par un grand vide qui occupe le premier plan. Comme en réponse, Manet peint vers 1877 la même Ellen André au café (La Prune), grisette rêveuse enveloppée dans un camaïeu de rose et blanc, occupant tout le cadre.
Deux façons de voir la vie, deux génies. L’un, Manet, immédiatement séduisant dans la plupart de ses œuvres ; l’autre, Degas, provocant et radical. Degas n’avait indéniablement rien à envier à Manet. Pourtant, après la mort prématurée de ce dernier, il a commencé à collectionner les œuvres du disparu. La dernière partie de l’exposition est consacrée à cet hommage posthume que les visiteurs ont pu découvrir en partie tout au long du parcours, puisque les œuvres de Manet qui ont appartenu à Degas y sont signalées (c’est le cas du Christ aux anges de 1864). En 1897, deux ans après la mort de leur amie commune Berthe Morisot, il acquiert un portrait de la jeune femme ravagée par le décès de son père, Berthe Morisot en chapeau de deuil (1874). Ce chef-d’œuvre, personnification hallucinante et presque expressionniste du chagrin, sera son dernier Manet.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°609 du 14 avril 2023, avec le titre suivant : Manet et Degas, l’attraction des contraires