Bien qu’il participât à sept des huit expositions impressionnistes, Edgar Degas (1834-1917) revendiqua toujours, plastiquement et intellectuellement, son indépendance à l’égard du mouvement. À Giverny, une exposition cruciale étudie la question.
1 La hantise de la tradition
Élève de Félix-Joseph Barrias puis de Louis Lamothe, lequel fut un disciple des frères Flandrin, Degas sait par cœur le poids de la tradition, cette source vive où tout aspirant à la nouveauté doit rafraîchir ses desseins. Assurer ses arrières, c’est pouvoir regarder devant. Regardeur infatigable, hanté par le Louvre, Degas fait de la copie et de la « visite au musée » les pistons de toute mécanique artistique, en témoignent ses études d’après le modèle vivant, ses dessins préparatoires et ses nombreuses mises au carreau, comme autant de contestations de la peinture sur le vif des impressionnistes. L’artiste, qui effectua entre 1856 et 1860 de nombreux voyages en Italie afin d’approcher ceux qu’il révère – Mantegna, Raphaël, Botticelli et les Bolonais –, ne se départit jamais de son apprentissage classique, celui-là même qui en fait l’un des plus grands dessinateurs du siècle, à l’égal de Delacroix ou d’Ingres, deux aînés tutélaires qu’il collectionna avidement.
2 La subtilité de la polysémie
Rompant avec toute pratique endogamique, Degas décloisonne les genres et multiplie les références, de telle sorte que ses peintures semblent souvent présidées par des intentions artistiques divergentes. Ainsi, l’artiste n’hésite pas à associer sa verve naturaliste, caractérisée par son sens inné de la ligne et de la précision, à des effets de couleur et de touche ressortissant plus spécifiquement à l’impressionnisme. À ce titre, son Champ de courses (entre 1876 et 1887), outre qu’il trahit une liberté plastique digne de Monet ou de Renoir, atteste une vigilance singulière à l’endroit du détail. Cohabitent ainsi deux syntaxes subtiles, en apparence paradoxales, voire dissonantes, qui érigent la peinture de Degas en art assumé de l’artificialité. Réinvestissant un sujet traditionnel, depuis Uccello jusqu’à Meissonnier, Degas parvient néanmoins à lui insuffler une charge de nouveauté, usant ici de formules japonisantes, et là d’un cadrage photographique, et à créer une image délicieusement ubiquiste.
3 Le portrait de la vie moderne
Degas aime les siens. Il aime les hommes qui s’affairent, les femmes qui se meuvent, celles et ceux qui, par leur activité, permettent d’exprimer ce monde nouveau où se dressent des usines et des opéras, où prolifèrent les transactions et les distractions. Scrutateur remarquable, capable de pénétrer l’intensité psychologique des êtres avec une acuité sans pareil, Degas ne saurait abstraire son modèle d’un contexte, d’un lieu, d’une situation. Le portrait est souvent le prétexte à une scène de genre, et inversement. Qui saurait dire à quel genre précis ressortit la toile intitulée Henri Rouart devant son usine (vers 1875) ? Tandis que Monet et Pissarro célèbrent essentiellement l’insouciance et l’oisiveté de la société contemporaine, Degas est le diariste implacable d’une époque industrieuse où chaque portrait, à la manière de Baudelaire, n’est autre que celui de la vie moderne. Entre les lignes et par-delà les genres.
4 La fixation du mouvement
Plus que tout, Degas aime l’instant. L’instant d’avant comme l’instant d’après : quand les chevaux impatients se préparent pour la course folle, quand les danseuses, à l’écart, jouissent un peu du repos mérité. Quand le drame – étymologiquement « l’action » – vient de se jouer, ou va bientôt se jouer. Rien de plus subtil, donc, que le mouvement, celui-ci étant toujours un point de basculement,
de bascule d’un instant à un autre. Au présent d’éternité des impressionnistes, quand
rien ne semble pouvoir distraire l’immobilité ni l’immutabilité, Degas préfère le participe présent, le gérondif du monde. En sculpture comme en peinture, en bronze comme à l’huile, ses scènes équestres et ses représentations de ballet expriment toutes la même obsession du geste parfait et du mouvement infime, le même désir de fixer le sablier lorsque, précis et magnétique, il se renverse. Scrupule photographique. Instant volé.
5 La dissolution du paysage
Obsédé par les scènes d’intérieur, susceptibles de dire la beauté claustrée d’un monde, l’intimité saturée d’une société, Degas pratiqua rarement le paysage. Ses premiers essais, en 1869, sont des pastels dessinés d’après mémoire, et reconstitués en atelier. Manière de différer, toujours, et à l’inverse des impressionnistes, la perception rétinienne de sa transcription plastique. En 1890, sa superbe série de monotypes rehaussés de pastel s’émancipe, là encore, des prescriptions de ses camarades. Par le rôle accordé au souvenir, à la recomposition mnésique, par leur souveraine liberté, par le lyrisme de la couleur, par la dissolution des formes, ces œuvres, présentées à la galerie Durand-Ruel en 1892, rapprochent leur auteur des artistes non pas impressionnistes mais symbolistes. À cet égard, sa méchante confidence à Vollard est sans appel : « Si j’étais le Gouvernement, j’aurais une brigade de gendarmerie pour surveiller les gens qui font du paysage sur nature… »
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5 Clefs : Degas impressionniste ?
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Musée des impressionnismes à Giverny (27).
Ouvert tous les jours de 10 h à 18 h.
Tarifs : 7 et 4,5 €.
Commissaires : Marina Ferretti et Xavier Rey.
www.mdig.fr
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°678 du 1 avril 2015, avec le titre suivant : 5 Clefs : Degas impressionniste ?