PARIS
Le Centre Pompidou déroule une rétrospective de l’artiste qui s’est saisi avec force provocation et sens du grotesque de l’histoire allemande au XXe siècle.
Paris. Il n’est pas rare qu’une exposition de Georg Baselitz s’ouvre sur La Grande Nuit foutue, qui met en scène un gnome hideux en train de se masturber, le sexe disproportionné dressé vers le spectateur. Ce tableau-choc, obscène et grinçant, fit scandale lors de sa première exposition, en 1963, dans une galerie de Berlin-Ouest, au point d’être confisqué un temps par les autorités. Une provocation qui caractérise la production picturale de l’artiste allemand, surtout dans les années 1960 et 1970, et fait connaître Baselitz (né en 1938 en Saxe, ex-RDA). Bernard Blistène, commissaire avec Pamela Sticht, a fait un choix légèrement différent pour la manifestation parfaitement accrochée, baptisée en toute modestie « Baselitz. La rétrospective ». Au Centre Pompidou, le parcours commence par des toiles plus anciennes, comme Tête-G, datée de 1961, l’année où le peintre achève sa formation à Berlin-Ouest, ou Antonin (1962), une version moderne de La Nef des fous (Bosch) dédiée à Antonin Artaud.
Cette introduction permet de comprendre que La Grande Nuit foutue ne choque pas uniquement par son aspect sexuel, mais également en raison de son traitement brutal – des couleurs stridentes, des distorsions – qui agresse le regard. Cet affrontement direct, sans médiation, justifie la qualification de « néo-expressionniste » que Baselitz partage avec la génération d’artistes allemands nés dans les années 1940. Face au refoulement du souvenir de la période nazie, Baselitz, Anselm Kiefer ou Markus Lüpertz s’opposent à une société qui fait tout pour oublier la guerre. Pour ce faire, des créateurs se réapproprient l’expressionnisme, ce mouvement d’avant-garde que le Troisième Reich a rangé sous l’étiquette d’« art dégénéré ». Expressionnisme ou néo-expressionnisme, l’approche esthétique est intimement liée à des protestations éthiques – à la représentation d’un malaise existentiel.
Même si Baselitz refuse d’être qualifié d’expressionniste, les affinités formelles d’une œuvre constituée d’une abondance de matériaux épais et disgracieux, d’empâtements appliqués à coups de pinceau brutaux, incitent à ce rapprochement.
Les provocations de Baselitz ne s’arrêtent pas à la peinture car, en 1961, il publie avec le peintre Eugen Schönebeck le premier « Manifeste pandémonique » où il déclare : « Le blasphème est en nous. » Blasphématoire, cette peinture l’est déjà par sa dimension figurative dans un pays où règne l’abstraction, cette feuille blanche qu’impose le silence sur l’Histoire. Blasphématoire également par ces thèmes empruntés sans tabou aucun à la mythologie germanique, glorifiée par les nazis et entachée pour longtemps. Le tout commence par un cycle célèbre intitulé « Un type nouveau » ou « Les Héros ». Avec ces toiles monumentales, l’artiste reprend un thème cher à tout pouvoir totalitaire, à savoir la formation d’un homme selon des normes idéologiques dictées et surveillées. Dans la version réalisée par Baselitz, ces marionnettes colossales – le corps immense prolongé par une tête minuscule, les mains échappant au contrôle de leur « propriétaire », les vêtements dépareillés ou déchirés – sont des vagabonds impuissants qui voguent sur un fond de paysage de désolation (Les Grands Amis [1965] et Le Partisan [de la même année]).
En découvrant ces pitoyables restes du modèle héroïque de la race aryenne, on peut douter du bien-fondé de l’expression qui prétend que le ridicule ne tue pas. La dérision, ou le composant grotesque, qui revient souvent dans la production plastique de Baselitz, prend des accents plus graves avec le motif de l’arbre, ce symbole universel d’enracinement dans le sol, d’inscription dans la durée et de transmission générationnelle. Figure anthropomorphique, il saigne (L’Arbre, 1966), fusionne avec un corps humain fragmenté (Le Peintre en manteau, 1966) et enfin devient le premier thème à subir le processus pictural inventé par l’artiste : le renversement (L’Homme contre l’arbre, 1969).
Faussement innocent, Baselitz affirme que cette méthode lui permet de se concentrer sur la peinture figurative en évitant l’écueil de l’imitation. Il est pourtant difficile de ne pas voir ce geste radical comme une métaphore de cette rupture dans l’histoire allemande que représente le nazisme. Le peintre, mais aussi le sculpteur, refuse l’amnésie qui caractérise une société anesthésiée par le miracle économique. Ainsi, le Modèle pour une sculpture (1980), sculpture mi-couchée, mi-redressée, réalisée en bois à peine équarri, accueille le visiteur avec une ironie acerbe par un geste ambigu de la main, rappelant le salut hitlérien. Les commissaires de l’exposition ont beau mettre cette représentation en rapport avec l’art dogon – on sait la fascination de Baselitz pour la statuaire africaine –, le visiteur n’est pas dupe. Magnifiques, imposantes, les œuvres portent toujours les signes de la volonté d’exorciser un passé pesant. Ces dernières années toutefois, Baselitz semble s’intéresser davantage au corps vieillissant. Celui-ci perd de leur matérialité, se transforme en ombres. Dans Printemps au lac de Black Mountain (2020), deux figures diaphanes flottent sur un fond blanc, comme en voie de disparition. Moins violentes, les toiles s’adressent désormais à l’intime.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°577 du 12 novembre 2021, avec le titre suivant : L’ironie renversante de Baselitz