Dessinateur, peintre et sculpteur, dans
le respect de la grande tradition, Baselitz n’hésite pas à montrer sa complexité.
Envoyé à 18 ans de l’Académie de Berlin-Est pour « manque de maturité sociopolitique », Hans-Georg Kern, né en 1938 à Deutschbaselitz (RDA), aurait très bien pu être à jamais dégoûté d’envisager de faire une carrière artistique. Mais voilà, ceux qui le considéraient comme un individu immature l’étaient bien plus que lui, soumis qu’ils étaient au diktat d’un régime totalitaire. Quoiqu’il se soit « alors senti anéanti parce qu’[il pensait] avoir fait ce qu’on pouvait faire de mieux en RDA », le jeune Kern ne baissa pas les bras et s’installa à Berlin-Ouest. Là, il change d’identité et choisit de s’appeler Georg Baselitz, s’inspirant du nom de son village natal. L’artiste se trouve dès lors confronté à une situation qui est celle de l’Allemagne d’après-guerre : « Il n’y avait rien, ni peinture, ni sculpture, ni culture originales », dira-t-il plus tard à l’occasion de sa première exposition institutionnelle en France, au Capc Musée d’art contemporain de Bordeaux, en 1983. « On sentait l’influence française ; ensuite ce fut de plus en plus l’influence américaine. Tous ceux qui travaillaient ici se comparaient aux artistes français ou américains. Ils dépendaient d’eux. Ce qui ne me plaisait pas du tout. »
Ayant vite appris ce qui s’était fait jusqu’en 1933, Baselitz dit ne s’être alors pas vraiment senti concerné ni par l’expressionnisme allemand, ni par le Bauhaus, seulement par Dada et Kurt Schwitters, et parce qu’aucune identification n’était donc possible à ses yeux, il décida de faire autre chose. Après avoir rencontré Schönebeck, lui aussi venu de l’Est, avec lequel il partage les mêmes idées, il cosigne en 1961 un premier manifeste, le Pandämonium, « un texte qui est très programmatique, très sauvage et qui vient des tripes », explique-t-il. L’exposition qu’ils organisent par la suite est un échec total. La situation est catastrophique, et les deux artistes se séparent.
En 1963, Michael Werner lui propose d’inaugurer sa galerie berlinoise. Baselitz y présente des peintures figuratives aux motifs de personnages écorchés et stigmatisés, des paysages tourmentés qui déclenchent un incroyable scandale. L’œuvre intitulée La Grande Nuit dans le seau, référence à un proverbe allemand qui signifie que tout est fichu, passe pour pure provocation alors qu’il ne s’agit pour l’artiste que d’exprimer simplement et directement sa position. Pour Lóránd Hegyi, le directeur du Musée d’art moderne de Saint-Étienne, qui le connaît depuis vingt ans et l’a exposé en 2007, Baselitz est « l’artiste qui a thématisé la situation en Allemagne en réagissant à l’incroyable morale d’après-guerre. Il n’y avait pas d’idoles, les pères étaient compromis ou morts, le pays était exsangue, le drapeau était à terre. On a beaucoup parlé à propos de ce vide de l’art allemand et il m’a dit combien il avait eu toute sa vie l’angoisse de ce vide. Un vide qui n’est pas psychologique, mais qui est historique et qui justifie comment il a décliné les mêmes motifs. »
Renverser le tableau, le meilleur moyen pour vider la peinture de son contenu
De fait, l’œuvre de Baselitz est abondante. Sa décision en 1969 de peindre le monde à l’envers n’est ni afféterie d’artiste ni simple jeu formel. Elle tient à une réflexion sur l’autonomie de la peinture : « C’est le meilleur moyen de vider de son contenu ce que l’on peint », affirme-t-il. Portraits, nus, paysages et cette omniprésente figure de l’aigle sont ainsi tous représentés tête en bas, ce qui oblige le regard à voir d’abord et avant tout la peinture. Le recours au bois quand il se met à la sculpture à la fin des années 1970 lui permet « d’éviter toute forme d’adresse, toute élégance manuelle artistique, toute construction ». Baselitz est ainsi qu’il refuse les règles et les conventions, qu’il affectionne les situations limites et réfute toute idée de pathos : « C’est la pire chose qui existe dans l’art allemand. C’est l’époque de Richard Wagner. Une époque pathétique. Tous nos hôtels de ville en sont pleins ! »
Un béret sur la tête, une grosse paire de lunettes transparentes sur le nez pour éviter qu’un éclat n’atteigne ses yeux, une épaisse chemise à carreaux et de gros gants de protection aux mains, Georg Baselitz est en pleine action. Il est debout, tient fermement l’outil qui lui sert à tailler directement la bille de bois qui est posée à plat devant lui. Cette photo de l’artiste reproduite dans le catalogue de l’exposition que lui consacre encore quelques jours la Galerie Thaddaeus Ropac à Pantin en dit long sur l’incroyable énergie qui est encore la sienne. À 75 ans passés, Baselitz n’a rien perdu de son ardeur et, comme aux premiers temps, il travaille seul, sans l’aide d’aucun assistant. « C’est mon sport ! confie-t-il dans un éclat de rire. C’est très physique, mais j’ai toujours le même plaisir. »
Une autre photo le montre de dos, assis sur une chaise dans son atelier ; tête nue et crâne rasé, il occupe l’image de son imposante stature dans une magistrale solitude. C’est le peintre cette fois-ci qui marque une pause, contemplant le travail en cours ou accompli : de grandes peintures très sombres, qu’on pourrait croire monochromes, mais qui sont en réalité riches de toutes sortes d’événements colorés intérieurs. Ces deux clichés sont bien plus que de simples portraits de l’artiste, ils font sens quant à l’image que Baselitz s’attache à donner de lui, celle d’un artiste au travail. « Il a tout du grand seigneur », dit Gabrielle Salomon qui l’a rencontré dès 1980 et exposé en novembre de cette année-là, du temps qu’elle codirigeait la Galerie Gillespie-Laage-Salomon. « Ce fut un grand succès pour cette première exposition personnelle en France, se rappelle Gabrielle Salomon, mais un succès davantage auprès des amateurs étrangers qu’auprès des Français. » Il faut dire qu’en 1980, la France n’était pas sortie du long tunnel artistique dans lequel elle s’était enfermée, et les collectionneurs n’étaient pas légion.
Baselitz, dans la lignée des Fautrier, Dodeigne, Étienne-Martin et Leroy
Férocement attaché à la grande tradition de l’art, de Michel-Ange à Cy Twombly, Georg Baselitz est tout à la fois dessinateur, peintre et sculpteur. À l’hôtel Meurice, où il est descendu pour le vernissage de son exposition chez son galeriste parisien et où il nous reçoit, il n’a pu s’empêcher à un moment de demander à l’interprète une feuille de papier et un crayon pour nous expliquer, croquis à l’appui, le mode de fabrication de ses dernières sculptures. Si Baselitz ne parle pas le français, il le comprend un petit peu – « ein bisschen » – ; à preuve, il réussit parfaitement à faire entendre au barman auquel il avait demandé un verre de muscadet qu’il s’est trompé en lui servant du chablis. Quelques coups de crayon plus tard, Baselitz nous fait la leçon, tout s’éclaire : les anneaux qui encerclent certaines de ses nouvelles figures n’ont pas été glissés a posteriori sur leurs corps, mais bel et bien excavés en même temps que celles-ci. L’artiste ne cache pas que c’est là « un travail vraiment diabolique » et que cela a donné beaucoup de fil à retordre aux fondeurs qui ont transcrit ses sculptures de bois dans le bronze. « Ceux-là me font de la peine ! », s’exclame-t-il, mi-coupable, mi-souriant. Baselitz est quelqu’un de très convivial.
Invité à s’expliquer sur la genèse de sa sculpture dans sa relation au dessin, l’artiste souligne qu’il a toujours « besoin d’une idée », aussi il lui « faut faire une esquisse ». Il fait donc dessin sur dessin : « Jusqu’à ce que je me dise que c’est bon et que je peux commencer. Alors j’achète une bille de bois et je me mets au travail. Parfois, c’est un vrai problème parce que certaines sculptures, comme Louise Fuller [une monumentale figure féminine de trois mètres et demi de haut au buste encerclé de quatre anneaux], exigent d’énormes billes de bois et que cela n’est pas toujours facile à trouver », avoue-t-il. À propos de ces jeux formels de trouées et d’emboîtements, Baselitz dit tout l’intérêt qu’il a toujours porté aux œuvres de Hans Arp et de Barbara Hepworth. « La sculpture avec des trous, dans les années 1950, il y avait beaucoup de choses de ce type, mais, étrangement, personne n’avait encore fait de figures qui se tiennent par le bras. » Il fait ici allusion à un groupe, lui aussi monumental, nommé BDM Gruppe, qui réfère à un souvenir d’enfance, celui de trois jeunes filles endoctrinées qui se pavanaient souvent dans son village. À regarder de près les têtes de ses sculptures et les scarifications qui les modèlent, qu’elles soient en bois ou en bronze, il est bien difficile de ne pas penser à toute une cohorte d’artistes français qui ont pu marquer, voire influencer, Baselitz – et l’artiste de dire qu’il a toujours regardé avec une grande attention Fautrier, Dodeigne, Étienne-Martin et, bien sûr, Eugène Leroy, avec lequel il se confronte actuellement au MUba de Tourcoing.
Un travail sans cesse renouvelé, en réinterprétation constante
De Fautrier, il possède un magnifique Christ en croix d’une force d’expression quasi primitive. C’est que Baselitz est un artiste volontiers collectionneur, et ce depuis longtemps. Tout a commencé en 1965, à l’époque où il était pensionnaire à la Villa Romana à Florence et où il a été fasciné par la lecture de Die Welt als Labyrinth, un livre de Gustav René Hocke sur le maniérisme européen. Il s’est pris de passion alors pour la gravure ancienne. « À la différence du dessin, la gravure, dit-il, est plus fixée, plus manifeste. » Très tôt, il a pu en acquérir différentes planches dans une galerie à Munich à laquelle il a aussi acheté tout un ensemble de tables et de sièges bamilékés du Cameroun parce qu’elle était obligée de fermer. Depuis lors, Baselitz n’a pas cessé de collectionner, le faisant notamment avec le souci de penser à sa succession : « J’ai toujours essayé d’avoir au moins deux œuvres du même artiste parce que j’ai deux fils. Malheureusement, Fautrier n’a fait que trois crucifixions. Toutes sont déjà en main. Impossible d’en trouver une autre ! »
Voilà une bonne heure que nous échangeons avec l’artiste via l’interprète. Baselitz est prolixe, il nous raconte toutes sortes d’anecdotes. C’est un homme affable, plutôt jovial. Alors pourquoi ce titre d’exposition à Pantin : « Le côté sombre » ? Pessimiste, Baselitz ? Thaddaeus Ropac, son marchand, est catégorique : « Non, pas du tout ! C’est un choix délibéré, ponctuel. Regardez bien les tableaux, il y a plein de couleurs dedans. » Interrogé sur la façon qu’a l’artiste de reprendre souvent dans son travail certains de ses sujets, voire de le revisiter, il réplique aussitôt, comme pour éviter tout malentendu : « Il y a trente ans que je travaille avec lui et jamais il n’a cédé à la répétition. Baselitz est le parfait exemple de l’artiste moderne au sens où il n’arrête jamais de repenser son travail. Il ne cesse de le réinterpréter. »
1938
Hans-Georg Kern naît à Deutschbaselitz
1958
Quitte Berlin Est pour Berlin Ouest
1961
Prend le nom Georg Baselitz en souvenir de sa ville d’origine
1972
Première participation à la Documenta de Cassel
1995
Biennale de Venise
2004
Praemium Imperiale Award, Tokyo
2013
Exposition à Pantin, Tourcoing et Dresde
Jusqu’au 31 octobre 2013. Galerie Thaddaeus Ropac, Pantin (93). Vendredi et samedi de 10 h à 19 h. Entrée libre. ropac.net
Staatliche Kunstsammlungen, Dresde (Allemagne). Jusqu’au 2 décembre 2013. www.skd.museum
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Georg Baselitz, le seigneur
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Abonnez-vous dès 1 €« Georg Baselitz – Eugène Leroy. Le récit et la condensation », du 11 octobre 2013 au 24 février 2014. MUba Eugène Leroy, Tourcoing (59), ouvert tous les jours de 13h à 18h, sauf les mardis et jours fériés. Tarifs : 5 et 3 €. www.muba-tourcoing.fr
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°662 du 1 novembre 2013, avec le titre suivant : Georg Baselitz, le seigneur