Peinture

Les antihéros allemands de Baselitz

Par Itzhak Goldberg · Le Journal des Arts

Le 13 septembre 2016 - 713 mots

À Francfort, l’ensemble rarement présenté et le plus emblématique de l’œuvre du peintre allemand interroge avec violence le passé refoulé de son pays.

FRANCFORT - Ils sont venus, ils sont tous là. Ce n’est pas tous les jours que l’on peut voir la plus fameuse et la plus spectaculaire série de Georg Baselitz, « Les Héros ». Ici, à travers les quelques salles qui forment un parcours circulaire, on peut suivre ces figures étranges, semblables et différentes à la fois. Clairement, le titre « glorieux » de cette série est immédiatement contredit par ces personnages errant sans but précis, des « antihéros » aux attitudes pathétiques en quête d’actes de bravoure improbables. Mais qui sont ces géants au corps monumental prolongé par une tête minuscule, ces colosses ou marionnettes géantes dans des postures théâtrales, à la fois inquiétants et fragiles ? Aux visages inexpressifs se substitue chez eux un autre langage, celui des mains, jamais en posture conventionnelle. Leurs gestes déroutants, non fonctionnels, parfois incompréhensibles, résistent à toute codification et deviennent ainsi le point focal de la toile. Souvent éloignées du corps, comme pour se débarrasser de cet organe encombrant, pris dans une souricière d’où s’égoutte le sang, les mains semblent échapper au contrôle de leur « propriétaire ». Tout laisse à penser qu’elles sont tournées vers le spectateur, comme dans un aveu d’impuissance, signifiant le désarroi extrême de ces chevaliers grotesques, égarés dans un paysage de désolation.

Le mythe du surhomme
La peinture de Baselitz renoue ainsi avec la tradition du genre historique, mais d’où l’histoire est absente et les figures n’offrent aucune action exemplaire, aucune leçon de morale. Empruntant à l’imagerie allemande traditionnelle et peignant sans tabou d’aucune sorte, l’artiste, un représentant d’une génération née pendant la guerre, déclare la fin des mensonges et des refoulements. Baselitz s’attaque aux symboles glorieux de l’histoire germanique, entachés pour toujours par la propagande nazie. Des aigles, des forêts mythiques et des figures de géants dérisoires, dont les héros, font leur apparition.

À l’entrée de l’exposition, une œuvre phare, le tableau emblématique de la série, Les Grands Amis (1965). Les deux personnages, grossièrement ébauchés, déchiquetés, figés sur un fond noir, ont les mains ouvertes et vides. L’impossibilité de toute activité, l’interdiction de toute révolte, prend des accents angoissants dans d’autres toiles, où les mains des « héros », écrasées et sanglantes, sont définitivement condamnées. Si toute société a les grands hommes qu’elle mérite, le panthéon allemand revêt les allures d’un purgatoire peuplé de vagabonds tragiques.

Entre maniérisme et expressionnisme
On sait que les « Héros » ont été exécutés sous l’influence de la peinture maniériste que Georg Baselitz  étudia pendant son séjour à Florence. Les corps disproportionnés, l’élongation des formes, les figures repliées sur elles-mêmes, dans une attitude presque autistique, l’espace déséquilibré, sont des signes stylistiques d’une période où les certitudes de la Renaissance s’écroulent. Mais le peintre s’inscrit davantage dans la lignée du dernier mouvement d’avant-garde historique allemand : l’expressionnisme. Comme tout artiste qui se respecte, Baselitz refuse cette filiation. Il est vrai que les affinités formelles ne sont pas une raison suffisante pour rapprocher deux périodes que sépare presque un demi-siècle. Il n’en reste pas moins que les travaux de ce dernier, fabriqués à partir des débordements d’une matière épaisse et accidentée et des empâtements brossés par de violents coups de pinceau, aux tonalités grises et terreuses, offrent des affinités frappantes avec la production expressionniste. Chez lui, comme chez ses illustres précurseurs, le caractère tactile brutal se conjugue avec une thématique âpre. Mais la comparaison s’arrête là. La révolte expressionniste ne nie aucunement l’appartenance de ces artistes à la nation allemande. Baselitz, au contraire, fera tout pour arracher ses protagonistes à leur sol souillé de sang, pour montrer l’impossibilité de ces liens « naturels » entre les habitants et leur terre ancestrale. Autrement dit, il tente de faire face à un passé qui reste insupportable et s’engage dans un dialogue avec l’histoire de son pays. Avec la série des « Héros, » afin d’éviter toute ambiguïté et pour rendre évident l’élément critique de son œuvre, Baselitz emploie le concept qui l’oppose clairement à toute esthétique au service du pouvoir totalitaire : l’ironie. À côté des Grands Amis, une toile aux dimensions réduites : des crânes dispersés au sol, les seules traces d’une bataille meurtrière. Le titre ? Image pour les pères (1965). La messe est dite.

Georg Baselitz

Commissaire : Max Hollein et Eva Mongi-Vollmer ”¨
Œuvres : 90

Georg Baselitz

jusqu’au 23 octobre, Städel Museum, Schaumainkai 63, 60596 Frankfurt am Main (Allemagne), tél 00 49 (O) 60 50 98 170, www.staedelmuseum.de, ouvert mardi, mercredi, samedi, dimanche 10h-18h, jeudi et vendredi 10h-21h, entrée 12 €. Catalogue, éd. Hirmer, 172 p, 30 €.

Légende Photo :
Georg Baselitz, Les grands amis, 1965, huile sur toile, 250 x 300 cm, Museum Ludwig, Cologne. © Georg Baselitz 2016. Photo : Frank Oleski.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°463 du 16 septembre 2016, avec le titre suivant : Les antihéros allemands de Baselitz

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