MARTIGNY / SUISSE
La Fondation Pierre Gianadda présente, grâce à un grand nombre de prêts, une rétrospective de ce peintre aux perspectives étranges et déstabilisantes.
Martigny (Suisse). Il n’y a pas si longtemps encore, le nom de Gustave Caillebotte (1848-1898) était uniquement associé au legs de sa collection à l’État (1884), un formidable ensemble qui deviendra le cœur du Musée d’Orsay. On avait tendance à oublier que ce collectionneur, mécène et commissaire d’expositions des peintres impressionnistes, dont il fut le compagnon de route, a réalisé lui-même une œuvre étonnante.
Les choses ont changé et l’exposition de la Fondation Pierre Gianadda à Martigny le montre clairement. Daniel Marchesseau, commissaire, a réuni ici de nombreux travaux, malgré le contexte sanitaire. Cette difficulté explique probablement certaines lacunes, en dépit de la présence de chefs-d’œuvre.
Le parcours évoque les deux préoccupations principales de Caillebotte : le paysage et l’espace urbain. Chez lui, toutefois, ces deux thèmes ne sont pas antagonistes car la nature qu’il privilégie n’est jamais sauvage. Apprivoisées, sages – parc, potager, jardin –, ces représentations ne s’aventurent pas loin des villes ou des banlieues à l’époque encore rurales, baignées de soleil. On pense au jardin secret de Caillebotte : la maison d’enfance à Yerres en Île-de-France, cette propriété, soigneusement aménagée, située près de l’eau. Ainsi, souvent, c’est une rivière ou un étang, ce miroir aquatique permettant de dissoudre la forme, que le peintre choisit. Ce goût pour le frémissement (voir Bateau à l’encre sur la Seine à Argenteuil, 1891), Caillebotte le partage avec Monet ou Sisley, mais, à l’instar de Degas ou de Manet, il y réintroduit la figure humaine, comme dans Bord de la Seine au Petit Gennevilliers, en hiver (1893). Rien d’anecdotique cependant car ces personnages sont avant tout des éléments de composition qui contribuent à la structure parfois incongrue de certaines toiles. Ainsi, dans le magnifique Père Magloire sur le chemin de Saint-Clair à Étretat (1884), le personnage principal nous tourne le dos – un moyen efficace d’éviter toute interprétation psychologique. Le regard qui suit l’homme avançant lentement sur un chemin en courbe découvre au fond une figurine féminine abritée sous une ombrelle. La disproportion entre les tailles des deux personnes, qui ne correspond pas à la distance les séparant, aboutit à un résultat délibérément ambigu. De fait, la particularité de l’artiste est l’introduction d’incohérences spatiales qui mettent à mal la perspective classique. « C’est comme si […] le peintre déstabilisait le spectateur sans que ce dernier puisse en deviner la cause », note l’historien de l’art James H. Rubin dans le catalogue. Mais c’est avec le Paris haussmannien, ses bâtiments aux façades uniformes, ses avenues rectilignes, que ce télescopage est le plus prononcé. À Martigny, cet effet est spectaculaire dans l’une des œuvres les plus célèbres de Caillebotte, le somptueux Pont de l’Europe (1876, [voir ill.]). Imposante, cette toile représente une scène près de la gare Saint-Lazare. Contrairement aux règles de la perspective, Caillebotte utilise deux points de fuite, aboutissant à une composition légèrement en oblique. Les distances s’en trouvent écrasées et les échelles, faussées. L’espace du tableau se resserre à mesure que le regard y pénètre et crée une tension contradictoire entre proche et lointain.
Certes, ici comme ailleurs, Caillebotte partage avec d’autres artistes l’idée selon laquelle le milieu urbain serait le plus propice à l’observation des nouvelles formes plastiques. Pourtant, l’activité urbaine, attribut indiscutable de la modernité dans le dernier quart du XIXe siècle, est étrangement absente de ses toiles. Quand les longues perspectives centrées d’un Pissarro ou d’un Monet semblent s’offrir au spectateur, Caillebotte remet en permanence en question cette jouissance tranquille, en déniant à celui-ci un accès passif au champ de la représentation. Loin de chercher à capter le temps qui s’écoule, l’instantané atmosphérique cher aux impressionnistes, la sensation éphémère, la mobilité des êtres, Caillebotte met à nu l’artifice au fondement de toute représentation.
On peut regretter que le thème de la ville soit sous-représenté à la Fondation Gianadda, car un peu noyé par la place accordée au paysage. En revanche s’y découvre une autre interrogation essentielle, relativement aux conditions de la visibilité. La présence du regard dans l’œuvre de Caillebotte est systématique. Ses personnages, debout dans l’encadrement d’une fenêtre ou sur un balcon, sont tous absorbés par le spectacle qui se déroule en face ou en contrebas. Un balcon, boulevard Haussmann (1880) montre ainsi deux hommes dont l’un se penche par-dessus la balustrade et observe le boulevard, tandis que l’autre s’adosse de façon nonchalante à la façade de l’immeuble. Les visages sont flous ; la vue de profil accentue l’anonymat de ces figures qui ne sont plus que des instruments d’optique. L’œil suit une ligne étrangement perpendiculaire à celle, fuyante et accélérée, de la perspective. Comme souvent chez Caillebotte, cette toile joue sur la tension entre un regard qui s’approche et un regard qui s’éloigne. Toutefois, nous ne saurons jamais ici ce que tous deux scrutent. L’événement se situe hors de la toile, comme le spectateur. Nous restons face à une énigme.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°573 du 17 septembre 2021, avec le titre suivant : L’étonnant Monsieur Caillebotte