Les mésaventures récentes de la donation Cligman à Tours rappellent celles du legs Caillebotte, qui s’est cependant mieux terminé.
Paris. Printemps 2017, après un énième rebondissement le projet de donation Cligman périclite : les différentes parties n’ayant pas réussi à trouver un terrain d’entente. L’industriel Léon Cligman et son épouse l’artiste Martine Martine, avaient choisi la ville de Tours pour accueillir leur collection composée d’un millier de pièces. Une aubaine inespérée ? Pas si sûr, car son contenu est jugé inégal par certains et surtout, car le donateur a des exigences difficiles à satisfaire, notamment concernant l’écrin de sa collection. L’allure « feuilletonesque » de cette affaire et son importante médiatisation ont pu conférer, à tort, un caractère exceptionnel à cet échec. En effet, si l’on regarde par le passé, on s’aperçoit que les libéralités sont rarement un long fleuve tranquille, mais au contraire un parcours semé d’embûches. Personne n’a oublié, par exemple, les interminables tractations autour de la donation Lambert. Entre ses prémices et son officialisation, il s’est ainsi écoulé près de deux décennies. Le ministère de la Culture avait d’ailleurs mis un coup d’accélérateur après l’échec cuisant de la dation Berri en 2011.
Un État jugé un peu vite incompétent
À chaque rendez-vous manqué entre donateur et donataire, un vieux dossier est systématiquement remis sur la table pour fustiger la puissance publique et sa supposée incompétence : le « scandale » du legs Caillebotte. Ce legs aurait iniquement été refusé par l’État, avant d’être accepté en partie, et du bout des lèvres, par des fonctionnaires acculés par la pression médiatique. Or ce mythe tient de la fable, comme l’a brillamment démontré en 2014 Pierre Vaisse dans Deux façons d’écrire l’histoire. Le legs Caillebotte. Les archives rassemblées dans l’ouvrage sont édifiantes sur le parcours du legs et sur les contrevérités encore véhiculées, car servant commodément la légende dorée d’un groupe impressionniste en butte à des institutions réactionnaires.
Petit rappel des faits. Au lendemain de la disparition de son jeune frère René, Gustave Caillebotte rédige en 1876 un testament. « Je donne à l’État les tableaux que je possède. » Avant de stipuler qu’il exige qu’ils « n’aillent ni dans un grenier ni dans un musée de province, mais bien au Luxembourg et plus tard au Louvre ». Des conditions strictes qui expliquent en partie le destin du legs. En effet à l’époque le Luxembourg était une sorte de musée transitoire. Fondé en 1818 pour présenter l’art contemporain, il n’avait pas vocation à conserver d’importantes quantités d’œuvres sur la durée, car il s’enrichissait chaque année d’un nombre considérable de pièces nouvelles acquises notamment au Salon. Le système prévoyait que dix ans après le trépas des artistes, les meilleures œuvres aillent au Louvre, et les autres dans les innombrables musées et administrations de province. Le 21 février 1894, Caillebotte s’éteint et son exécuteur testamentaire, Auguste Renoir, informe rapidement Henry Roujon, directeur des Beaux-Arts, des dernières volontés de son ami, dont la collection compte une soixantaine d’œuvres. Roujon consigne dans une note « La question d’un legs de cette importance et de ce caractère ne p[eut] être tranchée qu’après un avis motivé du Comité des Musées nationaux, délibérant devant les œuvres. » On est bien loin du fonctionnaire embarrassé par un cadeau empoisonné, comme on l’a souvent présenté. Réaction encore plus enthousiaste chez le conservateur du Musée du Luxembourg, Léonce Bénédite, qui témoigne dans la presse de sa « reconnaissance » pour un legs « qui vient si à propos combler dans ses galeries une lacune dont on avait commencé à sentir l’importance ».
Un imbroglio d’exigences
Quelques jours à peine après la missive de l’exécuteur testamentaire, les œuvres sont examinées par le Comité en présence de Renoir et Martial Caillebotte, le troisième frère de Gustave. Ces derniers sont notamment avertis qu’en raison de l’exiguïté du Luxembourg et de la limitation du nombre d’œuvres par artiste, l’exposition de la totalité des toiles est impossible. Le comité vote pourtant dès le lendemain l’acceptation du legs dans sa totalité « pour les Musées nationaux avec placement au Musée du Luxembourg ». Étant donc entendu qu’une partie des peintures sera remisée. Renoir et Martial Caillebotte s’interrogent sur l’attitude à tenir.
Faut-il accepter cette proposition ou réclamer que tout soit exposé ? Ils imaginent une troisième voie et proposent que l’État prenne les tableaux qu’il peut exposer immédiatement au Luxembourg et que les autres restent entre les mains des héritiers, mais disponibles le jour où il y aura plus de place au musée. Bénédite propose plutôt d’exposer les refusés dans les annexes des musées nationaux à Compiègne et Fontainebleau. Cette solution est retoquée et c’est le retour à la case départ. Plusieurs mois s’écoulent avant que les différentes parties ne trouvent un accord : l’administration prélèvera les tableaux qu’elle juge devoir exposer et les héritiers de Caillebotte deviennent propriétaires des autres œuvres. Au final, Bénédite retient sept pastels de Degas, deux œuvres de Manet, deux Cézanne, huit Monet, six Renoir, autant de Sisley et sept Pissarro, ainsi que deux dessins de Millet qui intègrent le Louvre. Soit davantage que n’importe quelle autre musée de l’époque. Pas si mal pour un prétendu ratage !
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1894 : l’aventure du legs Caillebotte
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Abonnez-vous dès 1 €Gustave Caillebotte, Autoportrait, vers 1892, huile sur toile, 40,5 x 32,5 cm, Musée d'Orsay, Paris.© Bridgeman images.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°482 du 23 juin 2017, avec le titre suivant : 1894 : l’aventure du legs Caillebotte