Avec une double exposition au Musée de la chasse et de la nature et au Musée des impressionnismes à Giverny, l’actualité d’Eva Jospin est dense. L’occasion de rencontrer une artiste qui chemine entre les lieux et les époques pour trouver une chambre à soi.
L’œuvre d’Eva Jospin demeure identifiée à un paysage hautement symbolique, décor des mythes et des contes de l’enfance : la forêt. Les siennes sont des bas-reliefs faits d’entrelacs de branches et de troncs patiemment creusés dans des couches de carton. Offertes à la contemplation et à la rêverie, elles se tiennent à distance de tout discours – écologique notamment. Au Musée de la chasse et de la nature, la forêt est un préambule au sens le plus strict du terme : elle inaugure une promenade parmi les collections. La restauration de l’une d’entre elles, acquise il y a dix ans, y donne lieu à un parcours jalonné d’une galerie logeant un studiolo, d’un bas-relief d’aspect minéral (Matera, 2018), d’un cénotaphe ou encore d’un jardin baroque. À mesure que l’on progresse dans « Galleria », l’idée que la jeune femme figurerait la « nature » cède devant la certitude d’avoir plus largement affaire à une artiste topophile. Elle le confirme volontiers : « J’aime créer des œuvres qui sont un peu des lieux. »
Parmi les lieux qu’elle convoque au Musée de la chasse et de la nature, et plus encore au Musée des Impressionnismes à Giverny, il y a l’Italie. Eva Jospin entretient avec ce pays une relation intime. Familiale même, puisque son compagnon et père de son dernier enfant, le réalisateur Adriano Valerio, en est originaire. « J’ai commencé à y voyager seule au tout début de l’adolescence, raconte-t-elle. Ça m’a aidée à passer ce cap un peu difficile. » C’est aussi à Rome qu’elle trouvera sa première galerie après être sortie diplômée des Beaux-Arts de Paris. « À l’époque, j’avais du mal à montrer mon travail, je n’étais pas sûre de mon coup », dit-elle. On la suspecte aussi d’avoir cherché là-bas un peu d’anonymat et une possible protection contre un patronyme célèbre, celui de son père Lionel Jospin, ancien Premier ministre de la France.
Est-il besoin de préciser que l’artiste entretient aussi avec l’Italie une connivence intellectuelle et esthétique ? Enfant, elle a découvert la ville de Matera et ses maisons troglodytes lors d’un voyage avec ses parents. Elle en a conservé une fascination qui se lit encore aujourd’hui dans ses grottes et ses bas-reliefs aux formes minérales. C’est aussi là qu’elle a réalisé quelque chose comme son Grand Tour. Le voyage en Italie, qui couronnait autrefois la formation de tout artiste et auquel elle fait volontiers référence, est venu nourrir chez elle toutes sortes d’inspirations. Commencé avec l’architecture et la fréquentation des jardins et des musées, il s’est prolongé en 2016 à la Villa Médicis, où elle a aiguisé en pensionnaire sa curiosité pour les formes circulant de la Grèce à la Rome antique, de la Rome antique à la Renaissance et au baroque.
En Italie, l’art se manifeste sous la forme de strates, d’échos et de répétitions. Autant de notions omniprésentes dans l’œuvre d’Eva Jospin. L’artiste joue à superposer les lieux et les époques, dévoilant au passage une vision de l’histoire comme succession de cycles. Bien sûr, le carton s’avère l’adjuvant idéal d’une telle approche. Eva Jospin l’a adopté à la sortie des Beaux-Arts. « J’ai commencé à faire des sculptures en résine et j’ai eu envie de changer d’échelle. Je me suis alors posé la question du coût des matériaux. J’ai fait des demandes de devis et j’avais l’impression de passer ma vie devant mon écran d’ordinateur. J’ai alors remplacé la recherche de moyens par le temps d’exécution de mon œuvre. »
Le carton est un matériau disponible et bon marché. Il autorise les essais et les erreurs. Il permet donc d’entrer dans la forme, de se mettre immédiatement au travail. Mais il se trouve qu’il est aussi précaire. En cela, il sied bien à l’obsession d’Eva Jospin pour le temps qui passe. Stratifié, il lui permet d’en évoquer les différentes couches et l’épaisseur géologique. Son façonnage patient, répétitif vient ainsi servir une méditation au fond romantique, qui affirme le devenir-ruine de chaque chose ici-bas. Eva Jospin reconnaît là sa singularité : « Je m’intéresse à ce qui a été central avant de devenir périphérique », dit-elle. Sur ce chapitre, ses œuvres sont autant des paysages que des vanités, fondées sur l’idée que tout, fatalement, disparaîtra.
Paradoxalement, c’est sa manière à elle d’être contemporaine. Le carton, les allers-retours avec l’Italie et avec les strates historiques lui ont tenu d’issue pour échapper à la querelle des Anciens et des Modernes nouée autour de l’art contemporain – querelle un peu vite répudiée par le retour à la peinture. « La forêt a été une manière de montrer que la création contemporaine est à 360°, qu’il y a plein de pistes possibles, souligne-t-elle. Elle m’a permis de m’orienter dans cette épaisse forêt, pour trouver mon chemin à moi. »
La voie dans laquelle elle chemine depuis lors place l’ornement au cœur de son travail. C’est peut-être un reste d’éphémères études d’architecture, entamées avant les Beaux-Arts. « Je n’ai fait qu’un an et n’ai jamais eu l’intention d’être architecte, plutôt scénographe, par goût pour le théâtre, assure-t-elle. Mais il est vrai que durant cette année, nous avons regardé les classiques de l’architecture et en avons examiné tout particulièrement les éléments décoratifs. » Ces éléments lui semblent tout sauf accessoires. Pour elle, l’ornement n’est pas ce « crime » que le modernisme a eu à cœur d’expier, mais bien plutôt un « besoin primordial ». Elle rappelle d’ailleurs qu’« on a toujours orné les corps, les édifices et les objets ».
Sa fascination pour le motif inaugure un usage de la citation et révèle une artiste curieuse et érudite, attentive aux esthétiques surannées, comme le baroque. L’intéressent tout particulièrement les édifices non fonctionnels. Elle sculpte, selon ses termes, « des architectures qui n’en sont pas : folies, architectures de fête, trompe-l’œil, ou une certaine idée de la scénographie qui s’emploie à construire du faux ». Pour renforcer cette part d’illusion, Eva Jospin joue avec les échelles. À cet égard, ses cénotaphes, galeries ou jardins évoquent des maquettes architecturales. Les incursions de l’artiste dans le monde de la construction ont d’ailleurs rendu à cet usage son matériau de prédilection. Au moment où nous la rencontrons, elle collabore, dans le cadre de « un immeuble, une œuvre », avec le groupe Emerige pour concevoir le parement d’une façade d’immeuble à Bagneux. Celle qu’elle a conçue à Massy-Palaiseau est en passe d’être livrée. C’est une paroi rocheuse moulée dans du béton d’après une ébauche en carton. Ici encore, tout se renverse : le central, le périphérique, le précaire et le durable.
Le goût d’Eva Jospin pour l’ornement se loge aussi dans ses paysages brodés. En juillet 2021, elle dévoilait au Musée Rodin un immense panorama intitulé Chambre de soie, en référence à Virginia Woolf. Conçu dans le cadre d’un défilé pour la maison de couture Dior, il a été réalisé par les ateliers Chanakya et la Chanakya School of Craft en Inde, d’après les dessins de l’artiste à l’encre de Chine.
Dans cette œuvre remarquable et remarquée, Eva Jospin aime voir non une « nouvelle direction », mais plutôt un « ajout ». « Chacun recèle en lui une forêt vierge », écrit Virginia Woolf. En l’occurrence, la forêt brodée qu’inspire l’autrice anglaise tranche avec les forêts de carton par le chatoiement des fils d’or et de 180 nuances chromatiques teintes dans le chanvre, le coton, la soie et le lin.
Pour le reste, Chambre de soie est encore une affaire de strates. L’impulsion est italienne : elle vient de la salle des broderies du palais Colonna à Rome. L’œuvre s’inscrit aussi dans la tradition du panorama, ce trompe-l’œil à 360° dont Eva Jospin offrait une déclinaison en 2016 dans la cour Carrée du Louvre. La version « abrégée » de la broderie au Musée des impressionnismes suggère enfin la patte des nabis et leur usage débridé de la couleur.
Mais par son titre en forme de citation, Chambre de soie s’offre surtout comme variation autour d’un même thème, d’une même obsession : la recherche d’un abri. On sait qu’à toute femme désireuse de créer une œuvre, Virginia Woolf conseillait d’avoir « une chambre à soi et cinq cents livres de rente ». Pour Eva Jospin, il se pourrait cela dit que la broderie soit un palier vers le refuge idéal. Sa chambre à soi, celle qu’elle rêve de concevoir avec ses 50 ans, est un jardin. Il serait une « œuvre d’art totale » mêlant l’originel et le contemporain, l’organique et le minéral… Il contiendrait toutes les époques et tous les styles, toutes les rêveries et les méditations. Un vrai paradis.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Eva Jospin au kaléidoscope
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°750 du 1 janvier 2022, avec le titre suivant : Eva Jospin au kaléidoscope