Art contemporain

Paroles d’artiste - Eva Jospin

« Entre représentation et sensation physique »

Par Frédéric Bonnet · Le Journal des Arts

Le 13 avril 2011 - 788 mots

Les Forêts de carton d’Eva Jospin (née en 1975) envahissent les deux espaces de la galerie Pièce unique, à Paris.

Occasion est donnée de s’interroger sur la représentation du paysage et le brouillage des catégories traditionnelles.

JDA : À mi-chemin entre tableau et sculpture, vous exposez de grandes forêts exclusivement réalisées avec des accumulations de morceaux de carton. Pourquoi le choix de ce matériau dans la représentation du paysage ?
Eva Jospin : Il s’agit un peu d’un hasard ! Je n’ai pas pensé à faire ces œuvres spécifiquement en carton. J’ai commencé à travailler ce matériau parce que je l’avais à disposition, au moment où j’ai changé d’atelier. Je me suis retrouvée dans un espace beaucoup plus grand que précédemment, dans lequel je ne voyais plus du tout de la même façon les œuvres que j’avais apportées. Je me posais également des questions de production. Tous mes projets devaient être produits, ce qui nécessitait de trouver des financements, un artisan pour faire de la résine, un autre pour s’occuper d’un moteur, etc. Soit des choses qui, pour être bien faites, nécessitent des moyens. Pendant ce temps-là, il y avait toujours un grand tas de cartons de déménagement empilés dans un coin. À force de le regarder et de me poser ces problèmes de production, j’ai eu envie de travailler l’image à travers des strates. J’ai commencé avec des travaux basés sur des photographies, et c’est en manipulant la matière qu’est venue comme une évidence l’idée de réaliser des forêts : le carton qui procède de l’arbre, cette manière de travailler par strates mais aussi d’insister sur la perspective et de s’approcher du bas-relief…, tout cela m’a conduite à explorer le paysage. Les premières œuvres étaient beaucoup plus plates, finalement plus proches du rapport à la gravure ou à la marqueterie. Petit à petit j’ai exploité les propriétés de la matière, qui est elle-même fabriquée par couches, et j’ai accentué l’idée de profondeur.

Vous évoquez la marqueterie et il est vrai que ces œuvres sont très minutieuses et soignées. Mais la marqueterie est un art « noble », dont l’idée est reprise ici avec du matériau d’emballage. Est-ce une manière de renverser les valeurs ?
E.J. : Oui, parce que ce qui m’intéressait, c’est à la fois la représentation des forêts, ce matériau, et tout ce que cela implique dans les processus de réalisation de l’œuvre. C’était de toujours travailler des contraires, c’est-à-dire d’être dans une espèce d’extrême précision, presque un raffinement dans la façon de faire, avec en même temps une matière qui ne résiste pas au temps mais qui résiste à la précision, car on ne peut jamais la façonner comme un orfèvre. Il y a donc beaucoup d’oppositions là-dedans. Une forêt, on l’imagine pérenne, or ces œuvres auront finalement une durée de vie relativement limitée, de quelques dizaines d’années peut-être ; au-delà, je ne sais pas ce qu’il en adviendra.

Vous situez-vous plutôt dans le champ de la sculpture, avec l’idée du bas-relief à l’esprit, ou plutôt dans une évocation du tableau ?
E.J. : Je pense que je suis justement à la frontière de plusieurs approches. C’est aussi ce qui m’intéresse, cette sorte d’hybridation de différentes techniques qui se retrouvent mêlées en une forme qui en évoque plusieurs. Ma première forêt est un peu plus plate que les autres et donne moins cette impression de perspective, et j’avais envie d’approcher la représentation de la nature qu’on trouve en arrière-plan dans la peinture ou la tapisserie. Dans la peinture classique ou de la Renaissance par exemple, il y a souvent des arrière-plans avec des éléments de nature dont la représentation n’est pas très réaliste ; c’est souvent un monde recréé. Je souhaitais donc me situer à la lisière de cette représentation un peu fantasmée de la nature, mais en même temps approcher la sensation physique de sa présence, car dans chaque chose « fabriquée », construite, il demeure tout de même une forme de référence à la nature réelle. J’avais là encore envie de me positionner à la frontière de tout cela.

Dans les autres pièces, je me suis éloignée de l’idée de représentation dans la peinture pour inventer une nature qui n’existe pas davantage, car je ne regarde pas les plantes avec précision. Ce qui m’intéresse, en revanche, c’est l’accumulation de détails. On peut regarder ces œuvres dans leur ensemble lors d’une première approche, puis avoir la sensation de vouloir y pénétrer, et donc de se perdre dans les détails lorsqu’on s’en approche. Je crois qu’on ressent la même chose lorsqu’on est dans la nature.

EVA JOSPIN, jusqu’au 5 juin, Galerie Pièce unique, 4, rue Jacques-Callot et 26-28, rue Mazarine, 75006 Paris, tél. 01 43 26 85 93, www.galeriepieceunique.com, tlj sauf dimanche-lundi 11h-13h, 14h30-19h.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°345 du 15 avril 2011, avec le titre suivant : Paroles d’artiste - Eva Jospin

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