Autrefois attraction de foires, le cinéma s’accroche désormais aux côtés des œuvres dans les musées. Cet hiver, plusieurs expositions sont consacrées, en France, à des réalisateurs ou à l’histoire du septième art. Attrayantes ou didactiques, ces manifestations posent la question de la frontière entre la salle et le musée.
L’idée remonte à Henri Langlois (1914-1977). Cinéphile gargantuesque, le créateur de la Cinémathèque française prend conscience dès les années 1930 de l’imminente disparition du patrimoine muet. Le celluloïd est fragile, les films sont encore considérés comme des denrées jetables. Or Langlois ne va pas simplement stocker des bobines. Il entreprend de réunir des pans de décors, des machines, des costumes, des affiches, des croquis… Archive gigantesque qui nourrira son grand projet de « musée du cinéma », cette caverne d’Ali Baba que le public ne découvrira qu’en 1972, cinq ans avant la mort de Langlois.
Quinze ans plus tard, la Villette propose une manifestation pionnière. Avec « Cités-Cinés », François Confino conçoit une ville rêvée, labyrinthe d’écrans géants, suites de décors et d’installations spectaculaires. Pendant trois mois, plus d’un million de visiteurs vont errer dans des reproductions de Tokyo ou de New York, regarder des extraits de films de Truffaut assis sur des toits parisiens, croiser sur les avenues berlinoises des voitures prêtées par le cascadeur Rémy Julienne. Telle une franchise holly-woodienne, l’exposition connaîtra une suite avec une futuriste « Cités-Cinés II », présentée à La Défense en 1995. Le musée d’Henri Langlois fait désormais figure d’institution vénérable ou de charmante brocante, jusqu’à ce qu’un incendie le chasse du Palais de Chaillot en 1997. Épargnées par les flammes, les collections ne retrouvent un asile qu’en 2005, dans les murs de la nouvelle cinémathèque de Bercy.
C’est paradoxalement durant les années d’errance du Musée du cinéma que le cinéma lui-même entre au musée, aux côtés des beaux-arts. « J’avais eu l’idée de consacrer une exposition à Alfred Hitchcock dès 1988, se souvient Dominique Païni. Cependant, à l’époque, personne n’y croyait. Hitchcock n’avait pas collectionné d’œuvres mais je savais qu’il avait hanté pendant des heures les musées de Londres. Les fameuses femmes hitchcockiennes, par exemple, descendent de Rossetti. » Il faudra dix ans à l’ancien directeur de la Cinémathèque française pour monter son projet… au Canada. En 1998, Guy Cogeval prend la tête du Musée des beaux-arts de Montréal et emporte avec lui le projet d’une exposition Hitchcock. En 2001, Beaubourg accueille, presque par hasard, une version plus ample d’« Alfred Hitchcock et l’art : coïncidences fatales » : sur un coup de tête, Henri Cartier-Bresson a décidé d’annuler la rétrospective que le Centre voulait lui consacrer. « Hitchcock » s’est engouffré dans le calendrier. L’exposition évoquait les influences de Vlaminck, Dufy ou Milton Avery… sur le cinéaste. Elle fut la pionnière d’une série de manifestations qui atteint aujourd’hui son apogée, avec notamment deux expositions Charlie Chaplin (à la Philharmonie de Paris et au Musée d’arts de Nantes), une dédiée aux rapports de Matisse avec le cinéma à Nice, une autre sur Eisenstein au Centre Pompidou-Metz… ainsi qu’une exposition de synthèse intitulée « Arts & Cinéma » à Rouen.
« L’exposition de cinéma est devenue un genre », constate N.T. Binh, qui a orchestré plusieurs manifestations dont « Monuments, stars du 7e Art » (à la Conciergerie de Paris), « Paris au cinéma » (à la Mairie de Paris) ou « Comédie musicale : la joie de vivre » (à la Philharmonie de Paris). « Il y a plusieurs types d’expositions : celles qui comparent le cinéma aux autres arts comme “Renoir/Renoir” [à Orsay] ou “Eisenstein” [au Centre Pompidou-Metz]. Celles qui expriment un point de vue sur le cinéma ou sur un aspect précis du cinéma comme “Comédie musicale”. Et les expositions conçues autour de l’univers d’un cinéaste comme Tim Burton, Jacques Tati ou Stanley Kubrick. »
Cette floraison cache peut-être le tarissement des sujets : « Les grands artistes ont tous déjà eu droit à une ou plusieurs rétrospectives », constate Dominique Païni. Au Musée d’arts de Nantes, Claire Lebossé voit en effet Chaplin autant comme un metteur en scène que comme un « guide » à travers l’art de la première partie du XXe siècle. « C’est une façon de renouveler les thématiques habituellement proposées par les musées, confie la commissaire. Mais je pense aussi qu’une exposition comme celle-ci est plus fidèle à l’esprit des artistes qu’une énième rétrospective Fernand Léger. Les artistes n’ont pas de frontières, ils sont ouverts à toutes les influences. » Et la commissaire de préciser qu’elle ne considère pas sa manifestation comme une « exposition de cinéma ». Chaplin serait ici non plus le sujet mais le co-commissaire d’un parcours dans l’histoire de l’art. De même les galeries de « L’œil extatique. Sergueï Eisenstein, cinéaste à la croisée des arts » au Centre Pompidou-Metz croisent-elles Hokusai, Toulouse-Lautrec et Greco. Peut-être est-ce l’une des vertus de ces manifestations : convoquer des œuvres parfaitement hétéroclites qui n’ont d’autre point commun que l’imaginaire d’un metteur en scène de cinéma.
N.T Bihn, conçoit ses expositions comme des scénarios : « Je pars d’un sujet puis je trouve un angle et je dessine un parcours. Je décide ensuite des pièces que je vais exposer. C’est en quelque sorte l’inverse d’une exposition monographique sur un artiste, où l’on partirait des œuvres pour dessiner un parcours. » Lorsque l’on discute avec Dominique Païni et visite ses expositions, on le sent animé d’une mission d’un autre ordre. En poussant la porte du musée, il a voulu hisser définitivement le cinéma au rang des arts majeurs. L’ascension est néanmoins délicate. On expose des outils (décors, costumes, accessoires…) ou des tronçons d’une œuvre diffusés sur des petits écrans. Or le film lui-même ne saurait s’exposer pleinement que dans une salle de cinéma.Pour Dominique Païni, les musées arrachent toujours les œuvres à leur destin. « Une Vierge du Titien exposée dans une galerie a été conçue pour une chapelle. De même, on peut admirer un objet rituel dans une vitrine du Quai Branly, en sachant qu’il ne se trouve pas à sa place originelle. » Le commissaire considère l’extrait non comme une œuvre mais comme le « détail » d’une œuvre. Cependant les musées ont-ils vocation à n’exposer que des détails ? « Isoler un “détail”, c’est de la pensée, c’est un travail d’historien de l’art », poursuit-il en citant Georges Didi-Huberman ou Daniel Arasse. Selon lui, une exposition de choix de détails est nécessairement une démonstration didactique. Ainsi, dans les premières salles de « Arts & Cinéma » à Rouen, une vague filmée par les frères Lumière à Biarritz en 1896 fait écho à la Tempête de vent d’est à Agay, peinte par Armand Guillaumin en 1895. À Nantes, en revanche, Claire Lebossé se méfie des rapprochements esthétiques : « Ce sont des pièges. Si l’on fait des montages ou des parallèles entre des films et des œuvres, alors il faut produire des preuves, des documents qui indiquent que la démonstration est historiquement pertinente et pas une simple rime visuelle. »
Ces expositions ont été rendues possibles par l’évolution technique. Le digital a permis de projeter des extraits en boucle, sans rembobiner, et de les accrocher aux murs exactement comme des tableaux. Claire Lebossé a néanmoins souhaité s’en passer et cela constitue sans doute l’une des réussites de son exposition : « Une image en mouvement attire l’œil du visiteur au point de dévorer tout l’espace autour d’elle. Lorsque l’on juxtapose un film projeté sur un petit écran et un tableau, on ne valorise ni le cinéaste ni le peintre. » N.T. Bihn souligne l’autre limite de ces expositions : « La fonction d’immersion au cinéma est assurée par le son, or dans une exposition, elle passe par l’image. » Malgré les progrès technologiques et les douches sonores, le musée a tendance à réduire le cinéma à sa dimension visuelle. Chacun s’accorde à dire que ces manifestations doivent être accompagnées de rétrospectives dans des salles de l’institution ou dans des cinémas voisins.
Ainsi, le cinéma, qui trouve sa majesté dans l’obscurité, cherche sa légitimité à la lumière des musées… qui paradoxalement en réduisent le champ. En ce sens, l’exposition la plus emblématique fut « Il était une fois Walt Disney » au Grand Palais. Ce succès de la saison 2006-2007 déployait toutes les influences du père de Mickey, de Böcklin à Blake en passant par Moreau, et rappelait sa collaboration éphémère avec Dalí. On en oubliait, quelques centaines de mètres plus haut, le Disneystore des Champs-Élysées. En poursuivant le voyage plus loin sur la ligne A du RER, on aurait pu atteindre le monde enchanté de Disneyland. On aurait alors compris que Walt Disney avait été le premier à transformer ses spectateurs en visiteurs et à décliner l’univers de ses films sous forme de parcours. À sa façon, bien avant les musées, ce génial forain californien avait inventé le cinéma exposé.
Une canne, un chapeau, un pantalon trop grand, la silhouette de Charlie Chaplin incarne à elle seule le cinéma. L’exposition du Musée d’arts de Nantes montre qu’il dépasse les salles obscures pour infuser l’histoire de l’art. Chaplin a fasciné Chagall ou Fernand Léger, séduit Diego Rivera. Si l’acteur apparaît parfois lui-même dans les œuvres, son cinéma rejoint toutes les préoccupations de son époque. Ainsi, le thème de la machine, qui hante la première moitié du XXe siècle, est à la fois illustré par la célèbre séquence d’engrenages des Temps modernes ou une stupéfiante Femme chancelante de Max Ernst (1923). Conçue autour d’une série de grands écrans, l’exposition ne force jamais à rapprocher telle séquence de telle œuvre. Le visiteur est libre d’enchaîner les extraits puis de regarder les tableaux, sculptures et autres documents. Ou encore d’aller et venir à sa guise entre l’art et le cinéma. Chaplin prend ainsi dans l’histoire de l’art la place que chacun souhaite lui donner, témoin, acteur ou simple guide, il reste avant tout un vagabond de son temps.
A. G.
« Charlie Chaplin dans l’œil des avant-gardes »,
jusqu’au 3 février 2020. Musée d’arts de Nantes, 10, rue Georges-Clemenceau, Nantes (44). Tous les jours de 11 h à 19 h, jusqu’à 21 h le jeudi, fermé le mardi. Tarifs 12 et 8 €. Commissaires : Claire Lebossé et Sophie Lévy. museedartsdenantes.nantesmetropole.fr
Avec « Arts & Cinéma, les liaisons heureuses » le Musée des beaux-arts de Rouen offre aux Français la version condensée d’une exposition phénoménale proposée en 2017 aux CaixaForum de Madrid puis de Barcelone. Elle entend résumer les relations tissées entre le cinéma et l’art, du XIXe siècle à la Nouvelle Vague. Ce patchwork d’œuvres et d’extraits souvent virtuoses souffre d’un espace beaucoup trop restreint. Le visiteur sautille comme sur une marelle de l’impressionnisme à l’expressionnisme, puis de l’art révolutionnaire russe au surréalisme. L’ensemble s’achève brutalement sur Yves Klein et Godard, posés inexplicablement comme un point d’aboutissement de l’histoire des arts et du cinéma. On retient néanmoins plusieurs œuvres intéressantes, dont l’autoportrait poignant de l’actrice Asta Nielsen, entièrement réalisé avec des pans de robes portées par ses personnages. En marge de l’exposition, deux salles du musée exposent les jolies photographies de la comédienne et romancière Anne Wiazemsky et une série de stupéfiants croquis de malades mentaux réalisés par l’acteur Alain Cuny dans les années 1930.
A. G.
« Arts et cinéma : les liaisons heureuses »,
jusqu’au 10 février 2020. Musée des Beaux-Arts de Rouen, Esplanade Marcel-Duchamp, Rouen (76). Tous les jours de 10 h à 18 h, fermé le mardi. Tarifs 6 et 3 €. Commissaires : Sylvain Amic, Joanne Snrech et Dominique Païni. mbarouen.fr
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Du cinéma au musée, de l’art de visiter les films
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°730 du 1 janvier 2020, avec le titre suivant : Du cinéma au musée, de l’art de visiter les films