Cinéma

La naissance du parlant

Le cinéma des années 30

Par Fernand Marzelle · Le Journal des Arts

Le 1 février 1997 - 1011 mots

À l’aube des années 30, le cinéma apprend à parler. Avec des vedettes de la chanson consacrées par la radio, les marchands en font d’abord un cinéma-spectacle pour une société sans problèmes. Mais l’horizon s’assombrit. En créant un nouveau langage, de grands réalisateurs abordent des sujets plus près de tout ce qui peut concerner l’homme. La vedette n’exerce plus sa dictature mais enrichit un personnage. Le cinéma s’affirme comme art de son temps, matière et mémoire, parlant et pensant.

Le cinéma parlant aurait pu naître en 1928 d’un chef-d’œuvre, La Passion de Jeanne d’Arc. Mais ce n’est pas dans la bouche de Jeanne et de ses juges que, pour la première fois, on a pu entendre des voix. Pourtant, Dreyer, son réalisateur, qui déplorait que son film soit muet, exigeait de ses interprètes, pour plus de réalisme, qu’ils disent intégralement un dialogue très élaboré dont la multiplication des sous-titres ne donne qu’une faible idée.

Plus prosaïquement, c’est en 1927 que le cinéma sonore fut promu, avec Le Chanteur de jazz, par des marchands qui préféraient payer des haut-parleurs plutôt que des orchestres. Le parlant cent pour cent a dû attendre encore deux ans pour que les usines de rêve s’y lancent. Puisque le spectateur souhaitait mettre des visages sur les voix rendues célèbres par la TSF, on allait faire chanter des vedettes : intrigues conventionnelles et sentimentales, fournissant un prétexte à des tours de chant de Maurice Chevalier, Mistinguett ou Tino Rossi, opérettes et succès du théâtre, adaptés avec génie quand Lubitsch ou Ludwig Berger signaient la mise en scène. Spécialité de Hollywood, la comédie musicale partait à la conquête des continents avec Fred Astaire et Ginger Rogers. Hallelujah, de King Vidor, avait révélé la beauté des spirituals. Verts pâturages, Show Boat puisaient dans l’âme noire et les ressources de la chanson populaire. Avec Volga Volga, Alexandrov découvrait à l’URSS les mérites du genre.

Un nouveau langage
« Vous qui cherchez un emploi / Donnez-nous votre nom, votre âge / Marquez l’empreinte de vos doigts / Retournez-vous et marchez droit / Nous vous donnerons de l’ouvrage ! » Le haut-parleur du bureau d’embauche, dans À nous la liberté, troisième film parlant de René Clair, souligne tous les pièges de l’aliénation par le travail dans l’usine qui asservit l’ouvrier, spécialisé dans un seul geste. Chaplin, deux ans plus tard, dans Les Temps modernes, où seules parlent les machines, montre Charlot victime de tous les automatismes de la société, et aussi de la répression policière quand il perd son travail. Le son apporte des contrepoints, crée des atmosphères, valorise le silence, infléchit ou amplifie le sens des images, se dose ou se fond au mixage comme la musique. Dans Sous les toits de Paris, René Clair a été le premier à tester très méthodiquement les possibilités techniques et dramatiques du système sonore allemand Tobis. Feyder, dans Le Grand jeu, utilise le malaise que nous donne souvent le doublage pour faire interpréter par Marie Bell deux personnages dont seules diffèrent la voix et la couleur des cheveux.

Sur l’adaptation par Brecht d’une vieille pièce anglaise, Pabst tourne dans un Londres 1900 de fantaisie L’Opéra de quat’sous, où la police fraternise avec le milieu et où le cortège des chômeurs se heurte au cortège royal. Le divertissement peut avoir parfois des échos politiques.

Mais c’est le visage mou, le sifflotement inquiétant et la silhouette de Peter Lorre dans M. le Maudit de Fritz Lang qui pèse le plus lourd dans l’inconscient des spectateurs des années 30. Renoir l’a retenu quand il utilise l’étrangeté de Michel Simon dans La chienne, premier pas vers ce réalisme poétique qu’il illustra avec Duvivier, ouvrant la voie aux films de Carné et Prévert. Les réalisateurs ont compris que toute fiction doit être perçue comme plus vraie que la réalité authentique. Il faut alors trouver des vedettes dont la présence soit tout aussi exceptionnelle que la personnalité. Drames psychologiques ou policiers – tout comme les comédies de Capra – seront souvent bâtis autour de ces stars qui nous restituent les archétypes de notre société. Le cas du personnage de Gabin est caractéristique, lorsque, de Pépé le Moko à La Belle équipe ou à La Grande illusion, naît ce héros populaire dont la destinée tragique va s’accomplir dans les brouillards du Quai des brumes ou au milieu des objets dérisoires réunis par Trauner et Carné dans la chambre du Jour se lève : celui qui va mourir y voit sa vie défiler en flash-back, et ces pauvres objets matérialisent tout ce qui a pu compter dans la vie d’un ouvrier acculé au suicide. C’est l’exemple le plus flagrant qui ait permis aux cinéastes de traiter, aux différentes étapes de la carrière d’une vedette, des problèmes sociaux ou moraux de leur temps. C’est comme si tout ce que Gabin avait joué jusque-là venait enrichir son nouveau personnage.

Le secret de la réussite
« Pour faire un bon film, il faut posséder une forte philosophie personnelle », disait Renoir. En redécouvrant dans sa première version, tel que Vigo l’avait réalisé et monté, le film que les exploitants avaient dénaturé sous le titre de la rengaine Le Chaland qui passe, Henri Langlois souligne plus qu’il n’éclaircit le mystère de la création aboutie quand il confie : « Un seul homme a réussi à faire un tout homogène du cinéma parlant. Et il est mort. Vigo. Il a pris le son, l’image, la musique, le dialogue et les a fusionnés, je dis bien fusionnés, pas mixés. Résultat : L’Atalante... Vigo a recréé la vie, il ne l’a pas imitée. Mais il a emporté son secret car il est mort trop tôt. L’Atalante, comme les vitraux du XIIIe siècle, porte en lui-même la solution de l’énigme. »

On retrouvera nombre de films évoqués dans ce panorama et de nombreux films musicaux inédits, du 29 janvier au 31 mars à la Cinémathèque française, qui présente « Chansons, larmes... et crises », avec plus de 100 films des années 30 (Palais de Chaillot, 7 av. Albert de Mun 75116 Paris : entrée jardin, tél. 01 47 04 24 24).

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°33 du 1 février 1997, avec le titre suivant : La naissance du parlant

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