De la dépression de 1929 à la déclaration de guerre en septembre 1939, l’Europe tourne l’une des pages les plus dramatiques de son histoire. Les artistes affrontent à la fois une crise morale et politique tandis que les avant-gardes marquent le pas : engagement, synthèse et recomposition sont les maîtres mots de la période.
L’Histoire ne s’écrit jamais par hasard : si les années trente constituent aujourd’hui une pierre de touche de la réflexion politique, c’est qu’à l’évidence, elles entrent en résonance avec les angoisses et les préoccupations contemporaines. Les tentations nationalistes, le spectre du totalitarisme et l’esprit de Munich sont autant de menaces qui, entre le krach de Wall Street et l’annexion de la Tchécoslovaquie par les armées du Reich, en passant par l’échec du Front populaire et la guerre d’Espagne, trouvèrent une issue tragique dans la Grande Guerre. Soixante ans plus tard, ces mêmes questions retrouvent leur actualité. La crise économique provoque des ravages et suscite des réactions extrêmes, l’idée de démocratie tarde à prendre un second souffle. La remise en cause ou, à l’inverse, la promotion sociale de la fonction de l’art et du rôle des artistes, leur désarroi et leurs contradictions furent et demeurent révélateurs de crises d’autant plus profondes qu’elles naissent dans l’indifférence et l’insouciance.
Soumis ou résistants, délibérément ou à leur corps défendant, les artistes sont dans cette période, souvent qualifiée de « maudite », au centre des conflits qui traversent la société. En 1929, Magritte peint Le temps menaçant (qui donne son sous-titre à l’exposition) ; en 1932, Giacometti sculpte la Femme égorgée ; en 1933, Malevitch peint son Autoportrait, Dali L’énigme de Guillaume Tell ; en 1936, Édouard Pignon L’ouvrier mort, et Tal-Coat commence la série Massacres. En 1937, Picasso donne l’œuvre symptôme de la décennie : Guernica, mais aussi Mère avec enfant mort, et George Grosz L’odeur de la défaite. Surveillé par les nazis, Emil Nolde, en 1938, exécute à l’aquarelle ses Tableaux non peints…
Le Prince et l’artiste
Dans l’entreprise d’aliénation des esprits, l’art et la culture jouent un rôle déterminant que la plus longue période de paix dans les démocraties d’Europe occidentale a tendance à faire sous-estimer. Le public d’aujourd’hui est plutôt sceptique sur le degré de responsabilité dont les artistes sont investis. Dans les années trente, ils se sont pourtant trouvés sur une ligne de front que les connotations militaires du terme « avant-garde » avaient annoncée. Les dictatures soviétique, fasciste et nazie ont enrôlé avec empressement les artistes dans leurs programmes révolutionnaires. En URSS ou en Italie, certains contribuèrent de leur plein gré et avec enthousiasme à la propagande, convaincus de servir une juste cause. Un théoricien comme Jdanov, à la fin des années trente, donna aux « ingénieurs de l’âme » soviétique une esthétique « romantique et révolutionnaire » à laquelle il s’agissait de se plier. Le Duce quant à lui, « sculpteur de la nation italienne », n’eut qu’à encourager les tendances belliqueuses d’un Futurisme ambigu dès son origine et à soutenir le modèle « moderne-patriote » du Novecento.
En Allemagne, le Führer planifia lui-même la culture du Reich. L’année 1937 est marquée par l’exposition d’« art dégénéré » que Hitler inaugura à Munich, le 19 juillet, et qui constituait le préalable à la régénération de l’art. L’engagement des créateurs est d’autant plus essentiel à ses yeux qu’il se pense comme le premier d’entre eux et projette d’être à la fois « un César et un artiste ». Dans son livre Un art de l’éternité (1), Éric Michaud donne une analyse détaillée de cette identification cultivée par l’intéressé et ses propagandistes. Une illustration parue en 1933 montrait le Führer qui « écrasait d’un coup de poing violent l’œuvre d’un sculpteur juif qui représentait une masse d’hommes en proie à la discorde, et, une blouse d’artiste passée sur sa tenue de caporal, en repétrissait la terre pour faire surgir la figure splendide d’un unique colosse. Maintenant qu’il en était le maître, il redonnait à la masse l’unanimité et la dignité de peuple qu’elle avait perdue depuis 1918 ». L’identification du Prince et de l’artiste n’est pas l’exclusivité de l’Allemagne, et sa récurrence depuis Platon, que souligne Michaud après Hannah Arendt, suffit à montrer toute l’importance du rôle que peuvent endosser les artistes dans une société totalitaire. Si, à l’instar d’un Arno Breker, ils ne reçoivent pas l’agrément des « Chambres culturelles du Reich » et ne célèbrent pas les vertus du régime, ils sont condamnés ou à s’expatrier, tels Max Beckmann et Lyonel Feininger, ou à un exil intérieur, comme de nombreux artistes expressionnistes en 1937. Le parcours d’Emil Nolde montre à quel point l’esthétique et la politique sont alors indissociables : sympathisant des thèses nazies mais convaincu qu’il pouvait ne rien changer à son art, il lui fut interdit de l’exercer. Associé au régime, Franz Radziwill dut lui aussi gommer la part critique que comportait son œuvre.
La fin des avant-gardes
À Paris et à Londres, qui accueillent les émigrés venus de toute l’Europe, se perçoivent de plus en plus précisément les échos des bouleversements totalitaires. En France, la modernité est la cible d’attaques répétées, comme en témoigne entre autres le pamphlet nationaliste de Camille Mauclair, Les métèques contre l’art français, publié en 1930. L’art moderne fait pourtant l’objet d’une nouvelle sollicitude de la part des pouvoirs publics et bénéficie pour la première fois d’institutions spécifiques qui contribuent à l’asseoir dans l’histoire (le Musée des Artistes vivants et celui d’Art moderne de la Ville de Paris sont créés en 1937). Dans le même temps, on se préoccupe aussi de mettre en place des perspectives et un vocabulaire culturels. S’il est plus circonspect que le gouvernement fédéral américain, qui vient massivement en aide aux artistes avec le Public Art Project, l’État français lance, en 1935, un programme de commandes publiques qui tente d’endiguer le chômage des artistes – programme qui culminera à l’occasion de l’Exposition universelle de 1937.
En même temps, la volonté d’opérer une synthèse se fait jour chez les spécialistes : deux généalogies de l’art contemporain sont publiées ces années-là, celle de René Huygues et celle de Christian Zervos, tandis que Herbert Read à Londres et Alfred Barr à New York présentent des bilans de l’art du xxe siècle. L’heure est à un modernisme tempéré, rationalisé, voire, selon l’expression de Huygues, à un « après-modernisme ». Mais les ambiguïtés, loin d’être résolues, subsistent. L’art abstrait est désormais baptisé et converti en « art concret » par Van Doesburg, Le Corbusier ou Auguste Herbin, et perd ainsi les accents universalistes et utopiques qui le caractérisaient à ses débuts. Robert Delaunay, Frantisek Kupka, Alberto Magnelli, parmi d’autres, signifient clairement que la page du pragmatisme, tout au moins en Europe, est tournée. Le « néo-plasticisme » de Mondrian, qui ordonne avec rigueur le plan du tableau, offre un programme qui inspirera plusieurs générations de peintres. Autre signe explicite de la fin des avant-gardes dans le domaine de l’abstraction : les nombreux regroupements quasi corporatistes à l’enseigne de l’Art Concret, de Cercle et Carré, puis d’Abstraction-Création.
Le contenu de l’art
Pour les tenants du réalisme, l’art doit abandonner sa cérébralité et s’écarter des dérives décoratives pour être en prise avec les combats de son époque. En France, Aragon, dissident du Surréalisme dès 1932, se fait le héraut d’une peinture qui serait sans compromis l’instrument de la cause de l’humanité opprimée. « En vous insurgeant contre l’art représentatif, reproche-t-il à Fernand Léger, vous vous confinez simplement à représenter le produit sublimé de cet ordre social, la marchandise. Esclave, vous peignez vos chaînes. » D’Est en Ouest, le réalisme semble fédérer des tendances qui sont en fait hétéroclites et qui, selon les pays, puisent dans des traditions différentes pour exalter des valeurs parfois antagoniques. Panorama d’autant plus composite qu’il faut également en rapprocher des artistes singuliers comme Balthus, bien éloigné des querelles idéologiques. Sous la férule intransigeante d’André Breton, le Surréalisme aussi se met « au service de la révolution » avec la revue du même nom qui paraîtra jusqu’en 1933. Exclusions, dissensions et défections, commencées très tôt avec le départ de Georges Bataille, qui fonde en 1929 la célèbre revue Documents, vont dès lors se multiplier. Le scandale suscité par Salvador Dali, l’incompréhension de Breton à l’égard d’Alberto Giacometti, témoignent des limites étroites fixées par l’automatisme d’un côté, et la nécessité dogmatique d’un engagement de l’autre, qui vont peu à peu conduire à la dissémination du mouvement.
Dans leur violence et leur diversité, ces débats révèlent la portée des controverses idéologiques et politiques quant à la valeur d’usage de l’art et, implicitement, traduisent un rapprochement toujours plus étroit entre l’art et la culture. Sur ces bases, Malraux institutionnalisera pour longtemps ce rapprochement plus périlleux qu’il n’y paraît. Culturelle plutôt qu’artistique, la singularité de la création est immédiatement confondue dans un processus qui entend à la fois consommer la fin de la modernité (même si, de l’« après-modernisme » de René Huygues au « post-modernisme » de Jean-François Lyotard, le chemin peut sembler long) et célébrer les vertus d’un consensus social. Mais l’art « utile » n’est-il pas le signe le plus sûr d’une décadence culturelle ? La création est-elle une affaire de message ou, au contraire, de liberté du sens ? L’art illustre-t-il l’histoire ou est-il illustré par elle ? Dans le catalogue de l’exposition « L’Art cruel » en 1937, Jean Cassou donnait à ces questions insistantes et banalisées un début de réponse qui n’a rien perdu de sa pertinence. « L’art, écrivait-il, est toujours expression. Mais il se peut que l’expression n’apparaisse qu’après l’art. […] Car il possède des vertus, des intuitions et des vitesses qui peuvent transgresser les règles ordinaires de la durée. L’histoire réelle répond, après un retard, à ce que le pressentiment de l’art avait exigé. Et aussitôt, d’un bond, l’art comprend son contenu, reprend à son compte la réponse de l’histoire et la gonfle de tout ce qu’il avait accumulé d’attente et de terreur. » On gagnerait à relire les années trente entre ces lignes, pour ne pas réduire l’Histoire à un simple jeu d’illustrations et la rendre otage de controverses obsolètes.
1. Éric Michaud, Un art de l’éternité, L’image et le temps du national-socialisme, éditions Gallimard, 398 p., 190 F.
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De la tourmente à l’apocalypse
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Abonnez-vous dès 1 €LES ANNÉES 30 EN EUROPE, LE TEMPS MENAÇANT, 1929-1939, du 14 février au 25 mai, Musée d’art moderne de la Ville de Paris, tlj sauf lundi 10h-17h30, samedi-dimanche 10h-18h45. Catalogue sous la direction de Suzanne Pagé, éditions Paris-Musées.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°33 du 1 février 1997, avec le titre suivant : De la tourmente à l’apocalypse