PARIS
À l’occasion de l’exposition « Renoir père et fils » à Orsay, nous interrogeons les liens qui relient le mouvement de peinture à l’invention du cinéma. À la recherche d’un cinéma impressionniste.
Le cinéma n’est pas né de la peinture, loin de là. Du chevalet à la caméra, le chemin a été long, très long et, entre les deux, il y a surtout eu la photographie. Pourtant, au milieu des années 1890, lorsque les frères Lumière projettent La Sortie de l’usine Lumière à Lyon ou L’Arrivée d’un train en gare de La Ciotat, ils ne font rien de moins que de s’inspirer de leur époque. « Tout comme la peinture impressionniste, le cinéma naissant a cette obsession pour le mouvement, les villes, les chemins de fer, la modernité, explique Joëlle Moulin, historienne de l’art et du cinéma. Les techniques de cadrage sont aussi similaires, notamment dans le prolongement des motifs au-delà du cadre. » Ce n’était cependant pas le but recherché par les deux industriels, également à l’origine des premières photographies en couleur, aux goûts plus classiques. Les frères Lumière « devaient détester les impressionnistes », écrit Georges Sadoul dans son Histoire du cinéma mondial. Mais, sans le savoir, ils retrouvent « la vision du monde de Renoir ou de Monet et non pas celle de Cabanel ou de Bouguereau » qu’ils semblaient préférer. La comparaison entre le 7e art et la peinture s’arrête là, jusqu’au lendemain de la Première Guerre mondiale.
Il faut en effet attendre les années 1920 pour réellement parler de « cinéma impressionniste ». Seule une poignée de réalisateurs avant-gardistes y sont affiliés, décidés à centrer leurs recherches « sur la retranscription du mouvement plutôt que sur la narration. Une démarche qu’avaient déjà entrepris Monet et ses amis en leur temps », souligne Joëlle Moulin.
À ce sujet, Germaine Dulac, seule femme cinéaste du groupe, écrit : « L’impressionnisme fit envisager la nature, les objets comme des éléments concourant à l’action. » Ainsi, les fleurs, l’ombre et la lumière mis en avant participent activement à l’émotion d’une scène. D’où la succession de travellings et de gros plans dans le film Cœur fidèle (1923) de Jean Epstein. Le principal théoricien du cinéma impressionniste recourt à de nombreux effets spéciaux pour fondre les visages de ses acteurs dans la brume ou les vagues, ou jouer sur les reflets dans un miroir de poche. Une visée artistique pointue qui contraste, par exemple, avec le burlesque de Charlot, personnage joué à la même époque par le très populaire Charlie Chaplin.
Le cinéma parlant à la fin de la décennie aura finalement raison de ces expérimentations, la narration prend alors largement le dessus sur la recherche d’émotions à travers le mouvement. Depuis, le cinéma impressionniste, à l’exception de quelques spécialistes de la question, est largement tombé dans l’oubli. Joëlle Moulin estime d’ailleurs que « le cinéma impressionniste n’a rien apporté au 7e art. Il s’agit juste d’une avant-garde qui a ouvert la voie au cinéma expérimental et qui n’est pas plus artistique ni même esthétique que d’autres films. » A contrario, pour Luc Vancheri, professeur en études cinématographiques, si ce cinéma expérimental a encore du mal à être réévalué, notamment par les historiens de l’art, c’est parce qu’« il n’a pas donné de manifeste esthétique, comme il en va pour le cinéma futuriste ou dadaïste ». Par conséquent, « l’impressionnisme est sans doute le moins connu des courants cinématographiques des années 1920 », ajoute l’universitaire. En tout cas, l’écart temporel qui sépare le cinéma impressionniste du courant de peinture du même nom ne joue pas en la faveur du premier. Jean Renoir écrira d’ailleurs dans les années 1950 : « Le cinématographe est très en arrière sur la peinture. Ce que l’on fait en peinture, on le fait au cinématographe cinquante ans plus tard. » Si, à l’époque, le cinéaste pense sans doute aux réalisateurs américains qui osent sortir des studios pour tourner dans des décors naturels, comme les peintres peignaient sur le motif à la fin du XIXe siècle, il se pourrait aussi qu’il ait pensé à ses premiers films.
Car c’est dans ce contexte de cinéma expérimental des années 1920 que le fils du peintre Pierre-Auguste Renoir réalise ses premiers longs métrages. Et pas n’importe où. À la mort de son père, en 1919, Jean Renoir achète une maison à Marlotte, à proximité de la forêt de Fontainebleau, un endroit autrefois fréquenté par les peintres paysagistes comme Corot, Rousseau, Sisley ou encore Renoir. Et Jean ne tourne pas avec n’importe qui ; il s’entoure des amis de son père, comme André Derain, et épouse le dernier modèle du peintre, Andrée Heuschling, qu’il fait jouer sous le pseudonyme de Catherine Hessling. De fait est-il aisé de reconnaître des tonalités impressionnistes dans l’un de ses premiers films, La Fille de l’eau (1924). Une jeune femme éprise d’évasion est retenue prisonnière sur une péniche par une espèce de brute épaisse. L’eau se retrouve au cœur de l’intrigue au cours de laquelle se déploient une succession d’effets spéciaux comme autant de sensations visuelles. Gros plans, flous, travellings et personnages vaporeux s’enchaînent.
Mais aucun lien à ce jour n’est établi entre Jean Renoir et les cinéastes impressionnistes. « Si Jean, malgré ses échanges avec l’art de son temps, se tient à l’écart de ces voies qui resteront marginales et éphémères, c’est peut-être aussi que l’exemple de son père lui inspire plutôt la méfiance envers toute entreprise qui s’affiche comme artistique », note Sylvie Patry, co-commissaire de « Renoir père et fils », avant de poursuivre : « Il est frappant de voir dans les films de Jean que les artistes ne trouvent pas le bonheur ni ne connaissent le succès. » Le héros de La Chienne (1931), par exemple, incarné par Michel Simon, n’est autre qu’un peintre du dimanche impressionniste clochardisé.
À partir de là, il convient de résister à la tentation de déceler des touches impressionnistes dans tous les films de Jean Renoir. « La Bête humaine n’a rien à voir avec les jolis chemins de fer de Monet, souligne Joëlle Moulin. L’impressionnisme, c’est la peinture du bonheur, des couleurs chatoyantes. Jean Renoir, lui, a largement montré la part maudite de la modernité, les pulsions meurtrières de l’homme. »
Les différents auteurs du catalogue de l’exposition du Musée d’Orsay s’attachent eux aussi à démonter le mythe de cette filiation. « La peinture de Renoir est aussi peu cinématographique que possible et se prête mal à inspirer un cinéma impressionniste, fût-il désiré (et ce n’est pas sûr) par le fils », écrit le romancier et essayiste Stéphane Audeguy. Si dans Partie de campagne (1936) la célèbre scène avec Sylvia Bataille est une référence évidente à La Balançoire (1876) de Pierre-Auguste Renoir, la comparaison s’arrête là. Les techniques des deux « patrons », comme ils seront surnommés chacun par leurs pairs, sont trop différentes pour y voir un lien direct. Le fils travaille beaucoup en studio, quand le père privilégie le plein air. Le premier déroule un récit dans le temps grâce au montage, quand le second s’attache à saisir une scène sur le vif.
Pourtant, Jean Renoir lui-même finira par jouer de cette filiation, notamment à la fin de sa vie dans ses écrits et ses interviews. L’une de ses dernières déclarations à un ami est souvent reprise : « Finalement, j’ai revu tous mes films chez moi, et je dois avouer que j’ai toujours imité mon père ! Je n’ai même fait que ça. » Pour Stéphane Audeguy, il s’agit d’un « référentiel obstiné » que le public a fini par imposer au réalisateur. Après tout, « un noyau de prune ne peut pas donner naissance à une pomme », écrit Jean dans Pierre-Auguste Renoir, mon père publié en 1962. À travers cette biographie, le cinéaste offre au public ce qu’il attendait de lui, à savoir la reconnaissance de l’influence de son père sur son cinéma. Mais, à ce compte-là, « tout le cinéma, français et américain, est irrigué par des scènes impressionnistes », estime Joëlle Moulin. En bref, s’il y a de l’impressionnisme dans les films de Jean Renoir, alors il y en a dans tous les films. Ou alors, il n’y en a quasiment nulle part.
Renoir pèreet fils, à Orsay
Le cinéma s’expose désormais au Musée d’Orsay. Et quelle meilleure entrée en matière que la famille Renoir ? Treize ans après l’exposition à la Cinémathèque, les œuvres de Pierre-Auguste, le peintre, et de Jean, le cinéaste, se retrouvent non pas face à face mais ensemble dans une ambiance intimiste. Père et fils dialoguent dans de petites salles plongées dans une quasi-pénombre. Les peintures figées du premier n’en resplendissent que davantage aux côtés des longs-métrages en noir et blanc bien agités du second. Un contraste qui se retrouve notamment dans l’espace dédié à Catherine Hessling, dernier modèle du père et première épouse du fils. Alors que sur un écran défilent des extraits de Nana, La Petite Marchande d’allumettes et Sur un air de charleston, ce sont Blonde à la rose et Nu couché vu de dos que le visiteur est invité à contempler. Deux médiums bien différents dans lesquels la jeune femme occupe le premier rôle. Ces parallèles se retrouvent dans chaque salle à travers différentes thématiques, comme les lieux partagés ou les portraits et les modèles, et souvent dans une disposition similaire : un écran face à des bancs, des peintures et des affiches dans le reste de la pièce. Si l’arrivée du cinéma au Musée d’Orsay est encore un peu sage, il devrait bientôt gagner les collections permanentes. Un débarquement du 7e art dans cette ancienne gare somme toute logique puisque le train constitue l’un des premiers motifs communs aux peintres impressionnistes et aux frères Lumière.
Marie Frumholtz
« Renoir père et fils »,
jusqu’au 27 janvier 2019. Musée d’Orsay, 1, rue de la Légion-d’Honneur, Paris-7e. Du mardi au dimanche, de 9 h 30 à 18 h, 21 h 45 le jeudi. Tarifs : 14 et 11 €. Commissaires : Sylvie Patry et Matthieu Orléan. www.musee-orsay.fr
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Existe-t-il un cinéma impressionniste ?
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°719 du 1 janvier 2019, avec le titre suivant : Existe-t-il un cinéma impressionniste ?