METZ
Sergueï Eisenstein, le réalisateur du Cuirassé Potemkine, est examiné à l’aune de ses références artistiques et de ses multiples talents.
Metz. Après Moscou, New York, Hambourg, Florence, Rome ou Lodz, c’est au tour du Centre Pompidou-Metz de présenter sa propre vision de Sergueï Eisenstein, artiste total, à travers les recherches de ses deux commissaires : l’historienne de l’art Ada Ackerman, spécialiste du cinéaste, et Philippe-Alain Michaud, chef du service du cinéma expérimental du Centre Pompidou. En effet, le réalisateur mythique de La Grève (1924), du Cuirassé Potemkine (1925) et d’Alexandre Nevski (1938) n’a pas été que cinéaste, mais aussi dessinateur, décorateur et metteur en scène de théâtre, théoricien, historien de l’art et collectionneur. Eisenstein est un artiste aussi polymorphe que polymathe.
L’angle choisi pour l’occasion – ses différentes sources artistiques et culturelles, leurs interactions et développements – en donne chronologiquement toute la mesure et les dimensions, de ses premiers pas au théâtre – aux côtés du metteur en scène et dramaturge Vsevolod Meyerhold – à ses écrits théoriques sur l’art rédigés dans les années 1930-1940.« Eisenstein est un artiste avec un imaginaire, des sources d’inspiration et des références extrêmement variées. Elles vont de l’Antiquité à ses contemporains en passant par la Renaissance et les cultures les plus diverses, autant russes, japonaises que mexicaines ou américaines », explique Ada Ackerman. Le parcours de l’exposition, aussi érudit que fluide, déploie ces références film par film, tout en montrant comment Eisenstein les commente et les réinterprète.
Au préalable, face à l’entrée de l’exposition, trois immenses écrans alignés, chacun support de séquences restées dans la mémoire visuelle, rappellent la puissance des images du cinéma d’Eisenstein : le landau qui dévale des marches (Le Cuirassé Potemkine), le cheval mort glissant d’un pont qui s’ouvre (Octobre, 1927), les ouvriers agricoles que l’on enterre dans la terre jusqu’au cou (Que Viva Mexico !, 1932), le profil terrifiant d’Ivan le Terrible (1944-1946), les casques des chevaliers teutoniques (Alexandre Nevski)… Leur diffusion non synchronisée renvoie au principe de collision établi au montage par le cinéaste, son « montage des attractions ». Placée en regard de ces images chocs, défile une série de portraits photographiques du cinéaste réalisés durant les 1920-1930, signés Dmitri Debabov, Germaine Krull, André Kertész (voir ill.), László Moholy-Nagy, Man Ray ou Magaret Bourke-White, soit la fine fleur de l’avant-garde soviétique, européenne et américaine de la photographie. Une cartographie en creux de ses séjours à l’étranger se dessine alors et l’on décèle un homme facétieux plein de charme, prenant un plaisir évident à être mis en scène à son tour. « De son vivant Eisenstein est un personnage que l’on s’arrache », rappelle Ada Ackerman. Notons que pas un portrait ne documente son passé révolutionnaire (lors de la révolution d’Octobre), ni n’évoque ses relations compliquées avec Staline. L’exposition se contente de traiter ces sujets en filigrane, sans les évacuer pour autant.
En suivant ainsi l’itinéraire du jeune homme érudit, polyglotte, soldat de l’Armée rouge à vingt ans, se révèlent ses appétences intellectuelles et artistiques variées, son talent de dessinateur et ses débuts de collectionneur que la première partie de sa carrière au théâtre illustre dans un florilège de photographies de spectacle, d’esquisses inédites de costumes et de décors qu’il crée pour la scène, de gravures de Jacques Callot collectionnées et d’extraits de film de Charles Chaplin qui l’ont inspiré. D’autres photographies et affiches attestent de sa complicité avec Alexandre Rodchenko, tandis que défilent des extraits du Journal de Gloumov (1923), son tout premier court métrage. Sur un mur, quelques pièces de sa collection d’œuvres reproduisent l’accrochage de son appartement moscovite.« Il est impossible de comprendre son travail cinématographique sans prendre en compte cette dette théâtrale et ce qu’elle doit à Vsevolod Meyerhold, avec lequel il partage le même goût pour la commedia dell’arte, l’art du cirque et la culture populaire. Décors, costumes, mises en scène montrent sa capacité à stimuler tous les courants et à jouer aussi bien avec le cubisme, le constructivisme, l’excentrisme… », souligne Ada Ackerman.
Les rapprochements d’images en mouvement et d’images fixes, film par film, frappent par la diversité des sources et des processus créatifs. Leur mise en lumière s’établit dans un dialogue constant entre extraits de films et prêts exceptionnels d’œuvres, notamment d’institutions russes, mais aussi françaises, telles l’étude pour La Liberté guidant le peuple d’Eugène Delacroix, acquise récemment par le musée du même nom et dévoilée pour la première fois, ou l’impressionnant Squelette Juda prêté par le Musée du quai Branly, restauré et monté pour l’exposition. De La Grèveà Ivan le Terrible, chaque long métrage, achevé ou inachevé, porte des enjeux plastiques et esthétiques propres, convoquant tour à tour Piranèse, Granville, Honoré Daumier, Charles Le Brun, Michel-Ange, Le Bernin, Le Tintoret, Léonard de Vinci, Francisco de Goya, Félix Vallotton, Nicolas Poussin, Auguste Rodin, mais aussi l’art de l’estampe japonaise ou de l’icône, et les figures du 7e art comme Walt Disney, D.W. Griffith… Scénographiés par Jean-Julien Simonnot, les effets de collision entre films et sources d’inspiration sont instructifs. Cette exposition marque indéniablement un tournant dans la manière d’envisager le cinéma d’Eisenstein ; elle est enrichie par un catalogue présentant des études inédites conformes à cette relecture.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°534 du 29 novembre 2019, avec le titre suivant : Aux sources du cinéma d’Eisenstein