Une esquisse plaît plus qu’un tableau. C’est du moins ce qu’avance Denis Diderot. Et pour cause, « il y a plus de vie et moins de forme […], l’esquisse est l’ouvrage de la chaleur et du génie », écrit le philosophe. « C’est l’âme du peintre qui se répand librement sur la toile. » C’est ainsi une exploration de l’âme des artistes que nous proposent les Musées royaux des beaux-arts de Belgique (MRBAB) en consacrant une exposition à un volet peu connu de leurs collections : les esquisses. Des pièces jamais exposées y côtoient des esquisses de Pierre Paul Rubens, dont l’institution possède un des plus grands ensembles au monde. À travers près de 200 œuvres du XVe à la première moitié du XXe siècle, le parcours montre l’esquisse se métamorphosant au fil des pratiques artistiques et met en évidence ses innombrables facettes.
Une pratique multiple
Ces dernières sont si nombreuses qu’il semble difficile de définir l’esquisse. Le mot vient de l’italien
schizzare (gicler, jaillir avec impétuosité, esquisser). Depuis la Renaissance, l’esquisse a toujours été appréhendée comme l’origine du processus créatif. Mais elle « ne dépend en aucune façon des moyens qu’on peut employer pour la produire », précise l’
Encyclopédie en 1751. L’esquisse peut ainsi être modelée, dessinée ou peinte. Et ce n’est pas tout. Ici, elle est centrée sur un détail – un visage, une main, un drapé. Là, elle apparaît comme une véritable composition. Tel artiste l’a réalisée dans son atelier. Tel autre en plein air. « En construisant cette exposition, nous avons été étonnés de devoir reconnaître que l’esquisse se dérobe à toute définition », constate Véronique Bücken, conservatrice de la peinture ancienne aux MRBAB et commissaire de l’exposition. Ne pourrait-on pas la définir tout simplement comme un travail préparatoire, exécuté rapidement ? Certes. Mais il arrive que l’œuvre finale ne soit jamais réalisée et, dans ce cas, l’esquisse devient l’œuvre elle-même. Ou que l’esquisse soit exécutée pour apprendre, puisqu’on conseillait aux jeunes artistes d’en réaliser pour acquérir le métier. Ou encore qu’elle ne soit pas un premier jet, mais une étape ultérieure, parfois très détaillée – à l’instar de ces « esquisses » de Rubens ayant servi de modèles au peintre cartonnier, en vue d’une tapisserie commandée par l’archiduchesse Isabelle pour le monastère des Descalzas Reales à Madrid.Les esquisses seraient-elles donc des électrons libres et insaisissables ? Pas tout à fait. Car de Rogier van der Weyden à Hans Hartung, en passant par Rembrandt, Rubens, James Ensor, René Magritte ou Alexander Calder, elles se déploient dans une histoire de l’art. On les voit ainsi émerger de la tradition des études préparatoires de la Renaissance, exécutées sur papier ou sur toile pour matérialiser le fruit de la réflexion de l’artiste, puis acquérir de l’importance au XVIe siècle, au point d’être conservées par les peintres dans de grands portefeuilles. Au XVIIe siècle, avec Rubens, les esquisses peintes sur panneau se développent. Et au XIXe siècle, elles accompagnent l’essor de la peinture en plein air avec l’invention de la peinture en tube, avant que, dans les années 1950, les frontières entre esquisse, œuvre achevée et cette « âme de l’artiste » évoquée par Diderot ne se brouillent tout à fait.
Un chef- d’œuvre
Réalisée sur panneau de chêne par Pierre Paul Rubens (1577-1640) pour l’une de ses dernières grandes commandes – une soixantaine de toiles destinées au pavillon de chasse du roi d’Espagne Philippe IV en dehors de Madrid –, cette composition aux couleurs très fines, rehaussées par des coups de pinceaux, constitue un sommet de l’esquisse. Face à l’ampleur de la tâche que lui demandait le souverain, Rubens dut confier une grande partie des peintures définitives à des artistes extérieurs à son atelier. Cette esquisse fut sans doute présentée au commanditaire pour obtenir son approbation.
Esquisse ou œuvre finale ?
Le titre de cette œuvre est
Nu assis au bord du lit (esquisse). Mais est-ce vraiment une esquisse ? « On ne connaît pas d’œuvre ultérieure reprenant le même sujet », souligne Véronique Bücken, commissaire de l’exposition « Drafts ». On ignore si Rik Wouters (1882-1916) a laissé cette toile inachevée pour une raison accidentelle ou s’il a fait le choix de la conserver non finie parce que ce concept commence alors à être apprécié. C’est en tout cas dans cet état non fini que l’œuvre de ce fauviste belge entre aux Musées royaux des beaux-arts de Bruxelles.
Une esquisse de plein air
Difficile de peindre en plein air alors qu’il faut fabriquer ses couleurs au sein de l’atelier en broyant les pigments, en les liant à l’huile. Mais avec l’invention du tube de peinture en 1840, les peintres, qui dessinaient en extérieur depuis longtemps, installent désormais leurs chevalets en plein air. Dès lors, la peinture de paysage se développe. Cette esquisse de paysage enneigé du peintre belge Guillaume Vogels (1836-1896) est par ailleurs signée. « Elle est ainsi valorisée comme une œuvre en soi », remarque Véronique Bücken.
Au cœur de l’atelier
Dans cette esquisse de composition, Jacques Jordaens (1593-1678) étudie les jeux de lumière, ainsi que la façon de grouper les personnages. Dans un autre dessin, conservé à Copenhague, ces derniers sont agencés de façon différente. Le tableau final de cette
Allégorie de la fertilité de la terre reprendra des éléments de chacun de ces dessins. Le recto de l’esquisse porte le croquis d’un troupeau de vaches. On imagine le peintre dans son atelier : il a besoin d’une feuille, et se saisit d’un croquis pour dessiner au verso… C’est une tranche de vie de l’atelier !
Une étude restaurée
Restaurée pour l’exposition « Drafts », cette étude de poussins saisis sur le vif par le Belge Eugène Verboeckhoven (1798-1881) a retrouvé le subtil ton rose peint pour le fond, qui était devenu brun. D’une facture lisse, chacun de ces charmants poussins, dont le peintre a représenté avec finesse les attitudes et la douceur du duvet, projette une ombre portée sur le fond uni. Datée et signée, cette étude réalisée dans la tradition du XVIIe siècle hollandais a été valorisée comme une œuvre achevée. Elle illustre la pérennité des pratiques d’ateliers à travers les siècles.
Un modèle pour les commanditaires
Bien que très enlevée, cette esquisse de Cornelis Schut (1597-1655) a été précédée d’un dessin préparatoire, conservé au Metropolitan Museum of Art (New York). Le tableau final, destiné à l’église Saint-Géréon à Cologne, fut détruit pendant la Seconde Guerre mondiale. Sans doute cette esquisse fut-elle conservée au sein de l’atelier pour être proposée comme modèle à des commanditaires. En effet, saint Géréon, au centre, représenté en général en centurion romain, n’est pas ici caractérisé. De plus, l’esquisse présente deux formats possibles – rectangulaire ou arrondi.
Capter l’instant
Ces ruines ont été peintes à l’huile sur papier après le bombardement de la citadelle d’Anvers en 1832, avant l’invention de la photographie. À la suite de John Constable (1776-1837) qui, dès les années 1820, peignait quotidiennement les ciels et les datait, le Belge Ferdinand De Braekeleer (1792-1883) réalise une petite série d’aquarelles, à travers lesquelles il observe les fumées provoquées par l’incendie de la citadelle et capte l’atmosphère du moment, comme le feront une cinquantaine d’années plus tard les impressionnistes.
Un répertoire de modèles
Vers la fin du XIXe siècle, l’utilisation des carnets de croquis que les artistes emportent dans leurs poches se développe. Dans son carnet, Fernand Khnopf (1858-1921) a crayonné deux modèles de cheminées différentes, en regard l’une de l’autre. Ces dernières vont lui servir d’inspiration de son tableau
En écoutant du Schumann. L’artiste se crée ainsi des banques d’idées, de modèles, non seulement pour les personnages, mais aussi pour le décor, un intérieur bourgeois, qui est aussi un sujet de ce tableau.