PARIS - ROME
Ancien pensionnaire de la Villa Médicis, Johan Creten y revient cet automne pour un vaste panorama de son œuvre, avec montée spectaculaire des marches et final dans la Citerne, une salle d’époque antique dans les entrailles du bâtiment.
Rome. La circonstance n’est pas anodine : son année de résidence à la Villa Médicis, en 1996, a en effet constitué un tournant dans le parcours de Johan Creten (né en 1963). Ayant fait le choix de la céramique, pratique considérée comme un art appliqué, « un truc de bonne femme » selon sa propre formule, il vit à l’époque une bohème nomade en marge de l’art contemporain. « Aujourd’hui, la céramique, c’est devenu hyper chaud », glisse-t-il, conscient d’avoir, parmi les premiers, contribué à son renouveau. La Villa Médicis a en tout cas offert un moment d’élaboration fécond à ce Flamand d’origine : Creten y met au point la première pièce de sa série « Odore di femmina », accumulation de pétales évoquant un sexe féminin, devenue emblématique de son œuvre. Dans la version en bronze patiné montrée en ce même lieu cette année, le travail de fonte à la cire a été si délicat que l’on devine sur cette efflorescence les empreintes de son auteur. Délicatesse qui n’exclut pas une forme de trivialité, le buste féminin prenant les allures explicites d’un rocher recouvert de moules auquel répond, sur le mur opposé, la sculpture ouvragée d’une Vulve (2017).
L’artiste, qui cite Don Giovanni (« Il me semble sentir une odeur de femme »), a d’une certaine façon conçu cette rétrospective tel un opéra, chacune des salles successives figurant une nouvelle scène. « Cette exposition, j’en ai rêvé pendant vingt-quatre ans », affirme Creten, tout en déroulant sa narration sous le regard de Noëlle Tissier, commissaire. « I Peccati » (« Les péchés ») commence, nécessairement, au jardin d’Eden. Entre les Urnes au serpent (1997) en terracotta marbrée disposées sur une console italienne et les miroirs (Miroir-Rome 1 et 3, 2019), le fac-similé en bronze d’un outil de bois ancestral (Plantoir, 1989-2012) est fiché dans un socle rouge qui en sublime la ligne, semblable à celle d’un Giacometti. Creten commente : « Le fruit de la connaissance a conduit à l’aliénation du travail. » Ce qui donne une idée de la versatilité de son œuvre, de la figuration baroque à l’abstraction pure, de la terre cuite au bronze sculpté.
Pour le grand escalier de la Villa, « la salle d’exposition la plus belle et difficile qui soit », Johan Creten a voulu des accents historiques. Convoquant les « Grandes Misères de la guerre », un ensemble de gravures de Jacques Callot sorti de sa collection personnelle, il a placé au bas des marches un aigle impérial (Le Prix de la liberté, 2015) et, dans l’alcôve en surplomb, où jamais aucune œuvre n’avait été installée, une chouette, « symbole de la sagesse » (Quand les chouettes deviennent des perroquets, 2011-2012). Entre les deux, les informes Couch Potatoes (1997) posées sur un canapé de style illustrent l’avachissement physique et moral. Au-dessus, des continents sphériques fourmillent d’insectes, pareils à des boîtes de Petri, ces récipients à fond plat qui servent aux expériences des microbiologistes : de là à dire que l’intuition de la pandémie était présente dans Wargame Tondo, conçue en 1996… Visionnaire, Creten ? Il sait en tout cas accueillir le hasard quand une cuisson imprime sur un Narcisse des ronds semblables à ceux d’une ventouse, et que s’ébauche dans la glaise un tentacule. Il sait aussi réaliser des prodiges, à l’instar de ce socle d’un bleu céruléen d’un poids et d’une taille exceptionnels. Un bloc de 200 kg sorti du four sans une seule fissure ni craquelure, un chef-d’œuvre en soi. Miracle, aussi, que cette statuette de porcelaine de la manufacture de Vienne ressuscitée, d’après son modèle du XVIIIe siècle, pour le plaisir d’un dialogue à travers l’histoire (The Winter, 2019-2020).
Comment se termine ces « Peccati » ? Il y a au moins deux fins possibles. La première prend la forme d’une série intitulée « Glorie-Zwam » (« Gloire-Champignon », 2019), remarquablement décorative dans l’éclat de son lustre or – et qui fait écho à l’exposition de la galerie Perrotin à Paris. La seconde se joue au fond de la Citerne, où Creten a placé And The Stains are so Deep. Deep Stains (« Et les taches sont si profondes. Taches profondes », 2003-2012, [voir ill.]), silhouette de femme agenouillée, maculée, vomissant un serpent, dont la vision, dans cette pièce aveugle et suintante d’humidité, prend une dimension infernale. L’épilogue a lieu côté jardin, lorsque l’artiste monte en chaire sur sa chauve-souris géante. « L’art, proclame-t-il, peut nous donner de la force et de l’espoir. Amen. » La messe est dite. Et il éclate de rire.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°555 du 13 novembre 2020, avec le titre suivant : Creten virtuose de la céramique