PARIS
Chaque mois, Élisabeth Couturier présente un objet cher à un artiste. Ce mois-ci... la couverture de Johan Creten
Fétiche - Il a l’allure et le charme d’un dandy rockeur et possède cet accent bien particulier de ceux qui parlent plusieurs langues. Très tôt, Johan Creten a mené une vie d’artiste saltimbanque. Né dans une petite ville néerlandophone de Belgique, il a longtemps vécu avec une valise à la main. Il raconte : « Pendant plus de vingt ans, je n’ai eu ni maison ni atelier. Je changeais de pays, au gré d’invitations, de rencontres, de résidences d’artistes dans des manufactures ou des musées, que ce soit en France, en Italie, en Allemagne, aux Pays-Bas ou aux USA. Aujourd’hui, on dit que je suis un précurseur du renouveau de la sculpture en céramique dans le monde de l’art contemporain, mais je me souviens que dans les années 1980, lorsque j’ai commencé, ce matériau n’avait pas la cote dans l’avant-garde. J’ai dû très tôt partir de Belgique où je ne trouvais pas ma place. » Après un tel préambule, rien d’étonnant à ce que son objet fétiche soit une couverture. C’est au cours d’une de ses errances initiatiques que celle-ci a fait son entrée dans sa vie. En l’évoquant, l’artiste retrouve le souvenir de sensations et d’odeurs particulières, la vision d’un paysage, celui d’un désert qui, après la pluie, reverdit : « C’était en 2000, j’étais “artiste invité” à l’université de Tempe en Arizona. Je travaillais la terre, j’étais seul, coupé du monde. Je venais d’acheter cette couverture Navajo, après des heures de négociations intenses à un réputé marchand d’art “American Indian” à Scottsdale, ce village où les milliardaires venaient passer l’hiver. Ce fut un coup de foudre, un coup de folie, impossible de résister, même si cet achat restait exorbitant pour le jeune artiste que j’étais. Mais la couverture datait de 1850, un objet rare, précieux, historique, d’une grande beauté énigmatique. » On remarque, en effet, ses motifs géométriques qui rappellent, plus ou moins, certaines peintures russes suprématistes. Mais Creten y projette autre chose : « Son dessin asymétrique avec, étrangement, en son centre, un élément totalement déformé, m’intrigue. Il s’agit d’un motif beau et équilibré, mais rempli de tension. L’artisan qui l’a tissée y a mis tout son savoir-faire, toute sa culture, et aussi ses influences immédiates comme, par exemple, la couleur rouge, celle des cochenilles qui vivent dans les cactus. » Un fétiche bienveillant ? Oui répond Creten : « Je suis convaincu que cette couverture a le pouvoir de me protéger ! Je pense qu’un objet peut être “possédé”. Qu’il peut avoir une âme. Or, dès que j’ai posé cette couverture sur mon matelas qui se trouvait à même le sol dans la petite chambre austère que j’occupais là-bas, tout mon regard s’est concentré sur ce rectangle si doux au toucher et je me suis tout de suite senti moins seul et plus en sécurité. » Il évoque, alors, la fameuse couverture en feutre dans laquelle s’enveloppait l’artiste allemand Joseph Beuys, au cours de ses performances. Creten n’est pas loin de penser que sa propre couverture fétiche lui était destinée : « Elle me transmet un message venu du fond des temps, un message d’amour, elle m’irrigue de sa force lorsque je la porte sur mes épaules comme le faisaient les Indiens que l’on voit sur les photos d’Edward Sheriff Curtis », explique-t-il. Une consolation pour l’artiste dont les sculptures à l’esthétique tourmentée font, bien souvent, écho à notre monde en ébullition. Aujourd’hui, la couverture sort de sa protection de papier de soie de temps à autre : « Peut-être la ressortirai-je l’an prochain quand je partirai pour quelques mois au Japon. Les fours historiques de céramique de Shigaraki invitent des artistes à venir travailler sur place. Et je vais me retrouver à nouveau dans un village perdu. Il risque de faire très froid. La couverture sera là pour me couvrir, me réconforter, m’encourager… »
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La couverture de Johan Creten
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°720 du 1 février 2019, avec le titre suivant : La couverture de Johan Creten