BORDEAUX
Le CAPC accueille ses tapisseries, céramiques et grands paravents en osier qui, dans le sillage de son parcours, entremêlent techniques traditionnelles et primitivisme dans un esprit décalé et affranchi.
Bordeaux. Une main géante accueille le visiteur dans l’exposition que le CAPC-Musée d’art contemporain consacre à Caroline Achaintre – dernier volet d’un projet itinérant qui a voyagé de Vienne à Rome, en passant par le Mo.Co à Montpellier. De cette paume plaquée au mur (Glover, 2018), qui doit à sa matière laineuse un certain relief, pendent de longs fils, comme des coulures de peinture. L’objet est vaguement effrayant : ses dimensions et ses couleurs, plutôt sinistres, semblent relever davantage de l’affiche de film d’horreur que de la tapisserie, avec cet effilochement dégoulinant telle une image sanguinolente. Lorsqu’on connaît le parcours de Caroline Achaintre (née en 1969 à Toulouse), qui a commencé à pratiquer la ferronnerie avant de suivre un cursus artistique au Goldsmiths College, à Londres, où elle a découvert les possibilités du textile, on peut cependant voir dans cette représentation d’une main une allusion à l’artisanat, qu’elle aime pratiquer, et jusqu’à un certain point, maîtriser. L’artiste utilise en effet la technique du tuftage, et crée également des pièces en céramique. Depuis peu, elle a aussi recours au savoir-faire de la vannerie traditionnelle. Autant dire que la dimension manuelle est très présente dans son travail. Sans que celui-ci s’y réduise, ainsi que le signale ce traitement ambivalent, non dénué d’humour.
Ses « objets tuftés », qui se présentent toujours accrochés verticalement, comme des tableaux, jouent avec les codes picturaux, couleur et composition, et au-delà, avec la représentation et la perception. Au moment où elle explorait, étudiante au Goldsmiths College, les possibilités insoupçonnées du pistolet à laine, Caroline Achaintre, dit-elle, s’est intéressée à la notion d’« inquiétante étrangeté », particulièrement à celle qui peut émaner d’objets familiers. La perte de repères est ainsi au centre d’un travail qui mélange allègrement les registres et entremêle les références culturelles : imagerie heavy metal , expressionnisme allemand, design période Memphis, arts premiers…
Que voit-on par exemple lorsqu’on regarde Hocus Solus (2018) ? La silhouette, peut-être d’un animal, dont le pelage mêlerait les losanges du manteau d’Arlequin avec le fronton géométrique d’une architecture mythique, le dripping de Jackson Pollock et la charge sacrée des objets d’arts premiers. Un monstre, dont le titre adresse en sus un clin d’œil à Raymond Roussel. Une figure que l’artiste, placée derrière son canevas pour insérer les brins de laine, a réalisé quasiment à l’aveugle, laissant ainsi, comme dans ses céramiques, une place à l’imprévu. Tout cela crée un trouble, auquel s’ajoute une matérialité, une sensorialité de l’objet, que l’on voudrait pouvoir toucher en tirant sur ses fils, en passant les doigts dans l’épaisseur de son étoffe laineuse – ou en éprouvant les replis lisses et vernissés de la terre cuite. Cette frustration engage une réflexion sur le statut de l’œuvre d’art, la façon dont elle tient à distance celui qui l’appréhende, du moins dans un cadre muséal. Caroline Achaintre est d’ailleurs activement intervenue dans la scénographie du lieu, lequel, lorsqu’elle l’a découvert, avec ses pans de pierre apparente, lui a aussitôt fait penser à des catacombes. Elle en a repeint les cimaises en « pourpre pastel », a disposé des contreforts et des socles, pour un effet oscillant entre sépulture égyptienne et crypte pop.
Dans la seconde galerie, le parcours permet de comprendre l’importance du dessin dans la pratique de l’artiste, dont toutes les créations s’accompagnent de croquis préparatoires. Si ces derniers n’ont pas vocation à être montrés, l’exposition présente en revanche plusieurs aquarelles. Certaines apparaissent comme des études en miniature. Dans le travail de transposition qui s’effectue ensuite, c’est l’expressivité que traque Caroline Achaintre, à travers ses tableaux laineux comme ses céramiques anthropomorphes. Cette dimension pourra sembler moins évidente dans les grandes sculptures en osier présentées ici pour la première fois, qui opèrent un changement d’échelle. Leur rigidité hérissée, très Arts and Crafts, l’impression de naïveté acharnée qui s’en dégage, renoue avec l’intensité des énergies primitives.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°559 du 22 janvier 2021, avec le titre suivant : Caroline Achaintre, pour un art haptique et impertinent