Bruxelles : le marché de l’art

Un marché flottant

L’art contemporain inquiète, le patrimoine rassure

Le Journal des Arts

Le 1 février 1996 - 724 mots

En un an, Bruxelles a perdu près d’un quart de ses galeries. Si l’art contemporain ressent d’autant plus durement la crise, l’art moderne reste une valeur refuge pour autant que commerce rime avec service de qualité.

À Bruxelles, la crise frappe durement et transforme les habitudes. En près d’un an, 21 des 92 galeries reprises dans l’édition 1994 de L’Annuel des Arts ont fermé leurs portes. Il ne s’agissait pas toujours de débutants, et certains – Brachot, Baronian, Ficheroulle ou Tillman – avaient acquis une solide réputation. D’autres, comme Velge & Noirhomme, ont ouvert au plus mauvais moment. Quelques-uns, comme Brachot ou Baronian, ont troqué leur galerie contre un bureau. Les affaires s’y poursuivent, mais sous une autre forme, moins spectaculaire, plus diffuse, et avec moins d’implication dans la vie culturelle de la métropole.

Malgré la récession, bon nombre de galeries ont maintenu une politique d’investigation, dont le dénominateur commun repose sur la cohérence des choix affichés et sur la solidité d’un réseau de clients potentiels. Pour Pascal Polar, il n’y a pas de miracles :"Il faut se constituer un réseau de collectionneurs qui vous suit et identifie votre travail. Pour y arriver, il faut montrer les mêmes artistes, les suivre dans la durée et bouger pour se montrer dans les foires".
 
Pour fidéliser ces collectionneurs, la galerie doit désormais acquérir une identité propre que les foires internationales consacrent. Pour beaucoup, c’est là que se réalise le chiffre d’affaires, tant la clientèle bruxelloise reste réticente à investir dans la création contemporaine. On constate ainsi que des galeries aussi différentes que Damasquine, Polar ou Bastien présentent régulièrement des expositions dont les chiffres démentent la morosité ambiante. Prospection et relations restent les maîtres-mots.

Les galeristes, au même titre que les artistes, se plaignent de l’absence et des défaillances des relais institutionnels. Comparée à Anvers et son Mukha, ou à Gand avec Jan Hoet, Bruxelles fait grise mine. L’absence d’un musée d’art contemporain pèse sur la reconnaissance de l’action des galeristes, qui passent aux yeux du public pour de simples commerçants. Cette vision monolithique et dénuée de nuances maintient le discrédit qui pèse sur la corporation. À Bruxelles, la galerie n’est pas plus populaire que la création contemporaine. Rares sont ceux qui en poussent la porte pour le seul plaisir de regarder. Pour certains, comme Christine Brachot, ce désintérêt finit par être décourageant : "Pourquoi déployer tant d’énergie pour montrer ce qui se fait aujourd’hui si les gens ne viennent pas dans les galeries, si la galerie n’est pas synonyme de plaisir ?"

Le nom ou la cohérence des choix ne suffisent pourtant pas à assurer un rendement suffisant, et nombre de galeristes sont ainsi amenées à doubler leur activité par le courtage de maîtres mo­dernes. Ce domaine semble moins fragile, même si les activités s’y sont ralenties.

Un public attaché à l’art belge du XIXe siècle
À visiter des marchands spécialisés tels que Patrick Derom, Philippe Denys ou Maurice T’Zwern, tous situés dans le périmètre du Sablon, on constate qu’il existe bel et bien un public attaché à l’art belge du XIXe siècle et à la première moitié du XXe. Les goûts ne se limitent pas aux ténors comme Ensor, Delvaux ou Magritte. Des artistes moins importants, mais dont le succès ne s’est jamais démenti, sont tout aussi prisés. Le placement y semble moins aléatoire que dans l’art contemporain, et la «belgitude» n’y apparaît pas comme un frein. Qu’il s’agisse d’impressionnistes locaux ou des ténors de la Jeune Peinture belge, la demande existe, elle dépasse même l’offre. La récente exposition organisée par la galerie Derom et pourtant consacrée à un domaine réputé difficile – l’estampe – atteste des possibilités qu’offre Bruxelles.

Les marchands d’art moderne bruxellois prospectent également sur un terrain riche : ces mythiques collections privées qui ont fait la renommée du Bruxelles des années 50-60. Ce domaine-là requiert un professionnalisme de niveau international. Les surprises peuvent y être de taille, et certains marchands offrent désormais des services qui rivalisent nettement avec le rendement pressenti, mais jamais assuré, des grandes salles de ventes anglaises. L’inves­tis­sement pour un Magritte, un Klee ou un Ernst reste conséquent, rares sont ceux qui peuvent négocier à ces hauteurs de prix. Les galeristes qui, à l’instar d’un Derom, ont mené un réel travail de prospection, ont acquis aujourd’hui une réputation internationale. Bruxelles paraît en mesure d’y tenir sa place.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°22 du 1 février 1996, avec le titre suivant : Un marché flottant

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