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Les ravages de la Bruxellisation

De la table rase au façadisme : Bruxelles a tout essayé

Le Journal des Arts

Le 1 février 1996 - 709 mots

Le mot « bruxelliser » est entré dans le vocabulaire courant des urbanistes et des architectes. Il trahit une dure réalité, celle qui donne la primauté aux errances urbanistiques au détriment du patrimoine et du plaisir de vivre en ville. Promenade saccagée.

Le Bruxelles 1900 qui faisait la gloire de la ville appartient définitivement au passé. Seuls quelques vestiges ont survécu au mépris du public, à l’ignorance des responsables politiques et à la férocité des entrepreneurs.

Avec les années 50-60, Bruxelles, enivrée du rêve moderniste, a poursuivi les travaux d’aménagements urbains entamés au tournant des années 1870 : première pierre de la Cité administrative, achèvement du complexe du Mont des arts, tracé de la petite ceinture. Tout a été mis en œuvre sans le moindre respect du patrimoine ou du tissu urbain. L’aménagement du quartier Nord s’est fait de façon chaotique et sans la moindre conception urbanistique, alors qu’en plein cœur de la ville, des ensembles comme la place des Martyrs périssaient lentement. Aujourd’hui, les îlots qui s’étendent entre la place Madou et la porte de Namur sont entièrement défigurés par des centaines de bureaux. Une partie de la ville a perdu toute trace d’existence en dehors des heures de travail.

Malédiction européenne
L’arrivée des institutions européennes n’a fait que prolonger le mouvement. Le quartier de la gare du Luxembourg a perdu l’harmonie de ses lignes viennoises sous le gigantisme des instances européennes. Le parlement, rebaptisé avec humour "Caprice des Dieux" par les riverains, allie avec une rare cohérence médiocrité post-moderne, démesure mussolinienne et mauvais goût sans bornes. La rhétorique sculpturale qui accompagne le projet en dit long sur l’indigence de ses responsables artistiques .

Il suffit d’emprunter l’avenue Belliard pour trouver un résumé des errements commis à Bruxelles. Le sculpteur Jean-Paul Laenen a réalisé là un modèle d’académisme aux formes surannées et à la symbolique lobotomisée. Si les œuvres surprennent peu, c’est bien parce qu’elles s’intègrent parfaitement dans une architecture due au crayon de Renaat Braem. Celle-ci apparaît vidée de toute sensibilité et ne vise que l’effet superficiel, sans recherche spatiale ni réflexion graphique. Laenen a pourtant derrière lui une œuvre de qualité, tout comme Renaat Braem.

Le patrimoine, même protégé, court des risques multiples. Le bourgmestre de Woluwé-Saint-Pierre, l’une des 19 communes qui enserrent Bruxelles, a réussi voici près de deux ans le tour de force de raser à la sauvette un hôtel de maître fin de siècle (délabré pour cause de spéculation immo­bi­lière : on ne peut détruire à Bruxelles que ce qui est définitivement classé insalubre), malgré l’opposition du ministre régional chargé du Patrimoine. Il en allait, déclarait-il, du salut public, la maison risquant en permanence de s’effondrer. Ce qu’elle a fait pour laisser place nette à un projet immobilier d’un style trop actuel. Le scandale n’y a rien changé, le mal était fait.

Le maintien même de l’édifice ne signifie rien en soi. Les architectes bruxellois sont passés maîtres dans ce façadisme qui croit conserver l’architecture en la limitant à la parodie d’une image ou à l’évocation d’un fragment. Une rhétorique s’est développée en partie sur l’assimilation des formes anciennes, réapparaissant noyées dans de vastes conglomérats colorés qui laissent sceptiques sur leur capacité à bien veillir. Il n’y a dès lors pas de nuances entre la façade enchâssée dans un édifice moderne – qui la vampirise – et la multiplication de ce "néo-style néo-flamand" qui, sur le pourtour de la Grand Place, décline son incapacité à dépasser son statut de Légoland hôtelier.

L’architecture et le patrimoine ne vont pourtant pas si mal à Bruxelles. Des ensembles du centre ville, comme le marché Saint-Géry, le béguinage ou la place du Jeu de Balle, ont fait l’objet de réhabilitations remarquables. En périphérie, des constructions récentes témoignent de la valeur de l’architecture contemporaine lorsqu’elle renoue les fils de l’imagination et de l’invention. Sans doute la ville a-t-elle été trop méchamment défigurée pour encore être sauvée. Sans doute le monde politique a-t-il pris de trop mauvaises habitudes pour renégocier ses relations avec les spécialistes du béton. Le mécanisme n’est pas neuf. Déjà, au siècle dernier, architect’ était devenu une injure pour les habitants des Marolles, écrasés par le palais de Justice délirant érigé par Poelaert. Rien ne dit que l’insulte n’ait pas encore de beaux jours devant elle.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°22 du 1 février 1996, avec le titre suivant : Les ravages de la Bruxellisation

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