NEW YORK / ÉTATS-UNIS
Les transformations géopolitiques, la révolution numérique et les enjeux de la diversité poussent la France à adapter sa diplomatie d’influence aux États-Unis, avec l’espoir d’atténuer le déséquilibre d’attention entre les deux pays.
L’ancien conseiller de Jean-Yves Le Drian au ministère de la Défense et au Quai d’Orsay dirige depuis 2019 les services culturels de l’ambassade de France à New York. Âgé d’à peine 32 ans, ce normalien qui revendique « de ne pas avoir fini ses études » commente la situation à New York, les nouvelles stratégies de la diplomatie d’influence et leurs déclinaisons aux États-Unis.
Gaëtan Bruel : Oui, même si le retour à la normale est long et difficile, car le coup d’arrêt a été particulièrement brutal aux États-Unis. À New York, on évalue à près de 60 000 le nombre de suppressions d’emploi dans le secteur culturel. Des lieux ont fermé par dizaines. Même les plus grandes institutions sont lourdement touchées. En même temps, il y a un esprit de résilience très fort et une volonté d’aller de l’avant peu commune, que l’on retrouve dans la reprise graduelle de la vie culturelle (les musées ont rouvert depuis l’an dernier, les cinémas depuis début mars, les festivals sont relancés à partir de début juin).
G.B. : Événements et mobilités : tout s’est arrêté d’un coup pour nous aussi. Nous avons perdu une partie de nos ressources : sur un budget de 8 millions d’euros, 3 millions sont apportés par la France, le reste vient du mécénat et des mobilités des étudiants américains vers la France, que nous accompagnons et qui s’acquittent de frais – sauf lorsque les mobilités sont à l’arrêt. Nous avons en tout cas concentré nos efforts sur l’accompagnement de nos partenaires pour qui la période a été critique.
En parallèle, nous avons pris le temps de réfléchir au contexte que nous traversions et aux adaptations à faire nous-mêmes. La particularité du réseau culturel français aux États-Unis est qu’il n’y a pas d’Institut français. Plutôt qu’un réseau de lieux physiques cherchant à attirer le grand public, 80 experts sont répartis en dix bureaux dans les principales villes américaines ; ils s’adressent d’abord aux professionnels et publics prescripteurs, et agissent toujours en partenariat avec des institutions américaines. Dans un pays-continent de 330 millions habitants, ce dispositif très agile, mis en place en 1945 par Claude Lévi-Strauss – qui fut le premier conseiller culturel –, a de l’avenir, mais il demande aussi des adaptations, notamment aux nouvelles réalités numériques.
G.B. : La France parle de diplomatie culturelle là où la plupart des autres pays parlent de diplomatie publique – pour dire l’importance de la culture dans notre modèle. Cela désigne dans les deux cas la capacité d’un pays à s’adresser directement à la population d’un autre pays. Le fait de parler français, d’être venu en France, d’apprécier sa culture, de comprendre son système de références et de valeurs, tout cela crée un lien qui peut bénéficier aux intérêts français le moment venu. Construire ce lien et le renouveler sans cesse, c’est le métier de la diplomatie culturelle – qui est donc aussi, dans l’approche française, une diplomatie éducative et universitaire. Aux États-Unis, nous coordonnons et appuyons ainsi 50 lycées français, 110 Alliances françaises, 180 filières bilingues dans les écoles publiques américaines, tandis que nous sommes en lien régulier avec les quelque 500 départements de français des 5 000 universités américaines.
G.B. : Longtemps, la diplomatie culturelle française a suivi une logique de l’offre que résume bien le terme de « rayonnement » culturel. Il y avait alors l’idée implicite d’éclairer le monde à partir d’une offre culturelle élaborée à Paris, reflétant la mission universelle que notre pays s’était donnée. Une telle approche a été mise à mal ces dernières décennies. Dans un contexte où la France n’était plus attendue comme par le passé, il a fallu être davantage dans l’échange, et trouver un équilibre entre « offre » et « demande » : se remettre dans l’axe des attentes de nos partenaires, mais aussi continuer à les surprendre, faute de quoi nous en resterions parfois aux clichés. La diplomatie d’influence, c’est la version française du « soft power » : le rappel que notre stratégie culturelle à l’international intervient dans un environnement de plus en plus concurrentiel, et qu’elle est à la fois plus offensive que par le passé, mais aussi plus à l’écoute du monde. Vouloir transformer l’autre, sans accepter dans le même temps d’être transformé par lui, n’aurait plus de sens aujourd’hui. Quand on lance par exemple la plateforme « Clichycago » [une série d’invitations à des artistes américains, ndlr] avec les Ateliers Médicis [à Clichy-Montfermeil, en Seine-Saint-Denis], on assume de renouveler la perception que les Américains ont de la France, mais on fait aussi le pari que ce projet aura un « effet retour » et modifiera la perception de ces artistes à leur retour en France.
G.B. : Le numérique est à la fois la fin d’un certain âge d’or de la diplomatie culturelle et une chance unique de réinvention. Que signifie pour un pays avoir de l’influence, dans un monde où chaque individu est désormais un influenceur en puissance ? Le numérique rebat toutes les cartes : démocratisation de la production et de la distribution des contenus, règne de l’hyperchoix, sursollicitation de l’attention, importance sans précédent des filtres et de la recommandation, individualisation de la « demande »… Si la diplomatie culturelle ignore cette nouvelle donne, on peut craindre qu’elle soit condamnée à une obsolescence accélérée. Mais si elle en prend la mesure, alors s’ouvrent pour elle des possibilités jamais vues. Le numérique permet de ce point de vue de répondre au défi inaugural de la diplomatie d’influence : comment un pays peut-il individualiser la manière dont il agit dans les cœurs et les esprits étrangers, et faire passer la relation d’influence pour une relation d’individu à individu, dans une démarche qui soit à la fois massive et toujours unique ?
Le numérique invite à déconstruire la notion de « public » et à se mettre au niveau des individus, comme cibles à atteindre mais aussi comme leviers à activer. Il y a cinquante ans, le conseiller culturel à New York était la tour de contrôle voire le principal opérateur de la relation culturelle franco-américaine, centralisant les informations, organisant les tournées. Aujourd’hui, la plupart des institutions culturelles et un grand nombre d’individus jouent un rôle direct dans cette relation. Cela a transformé le rôle des services culturels, mais je suis le premier à m’en réjouir, car cela élargit le champ des possibles.
G.B. : L’image de la France reste foncièrement positive, avec des marqueurs culturels très forts, mais il faut rester attentif aux signaux faibles. Il y a d’abord une prise de distance des États-Unis vis-à-vis de la France et de l’Europe au profit d’autres géographies. Il y a ensuite des malentendus, qui ont toujours existé entre nous mais qui trouvent un nouvel essor autour des enjeux de diversité. Enfin, même les Américains francophiles ont tendance à nous regarder comme un pays qui appartient à l’histoire plutôt que comme un pays qui a de l’avenir. Un pays où il fait encore bon vivre, mais qui aurait perdu sa capacité à penser, dire et transformer le monde qui vient.
G.B. : La France pense connaître les États-Unis parce qu’on en parle tous les jours dans les médias, tandis qu’aux États-Unis on pense connaître la France parce qu’on a lu un article dans le New York Times. Si la France regarde plus que jamais vers les États-Unis, la réciproque n’est pas toujours vraie. Il y a un différentiel d’attention, qui nous vexe parfois et complique de fait la possibilité d’un réel dialogue, mais il y a peut-être aussi un même péché d’orgueil à penser que l’on a entièrement raison face à l’autre qui serait dans l’erreur. Il est pourtant évident que nous avons chacun des approches intéressantes à partager, mais aussi des réalités que nous devons questionner – et changer de focale peut y aider. Sur la question de la diversité, où le malentendu semble structurel, il faut revenir aux fondamentaux : dans un monde où les inégalités explosent, il y a partout un mouvement puissant qui pose une question simple : à quelles conditions pouvons-nous être réellement égaux devant la vie, devant ses opportunités et ses risques ? Aucun de nos deux pays n’a trouvé la solution définitive à ces enjeux, loin de là, mais chacun a un questionnement qui lui est propre, qui peut enrichir celui de l’autre. Le prix Pritzker à Anne Lacaton et Jean-Philippe Vassal, tout en récompensant deux architectes français au talent et au parcours exceptionnels, s’inscrit dans cette dynamique de réflexions croisées, où l’approche française du logement social a beaucoup à apporter aux questionnements américains sur l’affordable housing (« logement abordable »).
G.B. : Continuer de défendre et promouvoir les intérêts culturels français aux États-Unis, dans tous les domaines – nous venons par exemple de créer un département « patrimoine et musées ». Renouveler le « narratif » sur la France, notamment repositionner notre pays comme un portail vers d’autres géographies. Rappeler que la France est aussi un pays d’innovation, une innovation qui est culturelle, éducative, écologique, urbaine, sociale. Échanger avec les nouvelles générations d’Américains là où elles sont. Transformer nos modes d’action, en particulier via le numérique, sans évidemment renoncer aux actions dans le monde réel. Accompagner le paysage culturel français dans ses enjeux de transformation, qui ont beaucoup à retirer – y compris de manière critique – de ce qui se passe aux États-Unis. Enfin, pousser les feux sur une série de sujets où la France a une vraie longueur d’avance : tech culturelle, écosystème créatif de la réalité virtuelle, résidences artistiques… Pour la culture française, les États-Unis sont plus que jamais une terre d’opportunités.
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Gaëtan Bruel : « La France regarde plus que jamais vers les États-Unis. La réciproque n’est pas toujours vraie »
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°565 du 16 avril 2021, avec le titre suivant : Gaëtan Bruel : « La France regarde plus que jamais vers les États-Unis. La réciproque n’est pas toujours vraie »