Il se passe décidément en ce moment aux États-Unis des événements politiques et culturels plus intéressants qu’en France.
L’élection de Joe Biden est le meilleur exemple de la première catégorie. Du côté culturel, comme nous avons affaire à un pays fédéral, foncièrement allergique au centralisme – ce qu’un esprit français, quelle que soit sa couleur politique, aura toujours beaucoup de mal à comprendre –, les initiatives les plus opposées continuent à s’y faire jour.
Du point de vue du signataire de ces lignes, certaines de ces initiatives envoient à l’humanité des signaux inquiétants, des signes de fermeture ; on reviendra peut-être sur elles, en temps voulu. D’autres laissent ouvertes le débat. C’est ce qui ressort d’une affaire à rebondissements qui a ému les deux milieux, entrelacés, des musées et de l’art contemporain, et qui est parti d’une proposition, en octobre 2020, du directeur du Baltimore Museum of Art (BMA), Christopher Bedford, associant deux thématiques fortement lestées : la pandémie et la diversité.
Le diable étant, on le sait, dans les détails, on n’entrera pas dans tous ceux-ci pour mesurer finement où la ligne rouge a été franchie, et aux yeux de qui. L’essentiel de la proposition Bedford était de recourir aux facilités récemment offertes par l’Association des directeurs de musées d’art (AAMD) aux États-Unis, en matière de désaliénation des collections pour engager, avec l’argent recueilli par ces ventes exceptionnelles, une politique volontariste dans deux directions : l’une sociale (gratuité d’accès, augmentation des salaires…), l’autre culturelle (mesures dites « DEI » : « Diversité, Équité, Inclusivité »), ce qui conduisait, par exemple, à consacrer une partie du fruit de la vente de trois œuvres signées Brice Marden, Clyfford Still et Andy Warhol (pour ce dernier La Cène, estimée à 30 millions de dollars) à l’achat d’œuvres d’artistes issus des minorités ethniques. Désavoué, le directeur a dû reculer, mais il a récemment maintenu son point de vue en affirmant que la vente d’autres œuvres suivant le même schéma restait d’actualité.
On voit la complexité de ce nœud. Il y entre la spécificité marchande de la plupart des institutions culturelles américaines, qui ont toujours pratiqué la désaliénation et y recourent présentement à grande échelle, pandémie oblige, mais il y entre aussi la spécificité culturelle des États-Unis, périodiquement ébranlés – et pas seulement depuis la mort de George Floyd – par l’origine racialement orientée (amérindienne puis africaine-américaine) de leur histoire.
Une voie médiane pourrait venir de la « Vieille Europe », dont à la fois la construction des identités nationales et la conception du service public proposent d’autres réponses, qui refusent de se placer sur le terrain, parfois fangeux, des identités culturelles. Le premier élément de la réponse tiendrait au maintien de l’inaliénabilité des collections publiques, principe sans lequel la loi du marché (pandémie) ou celle de la guerre culturelle (diversité) pourrait bien ruiner la source de ladite intangibilité : le caractère universaliste (disons le mot : religieux) desdites collections. On objectera que la diversité serait, elle aussi, un principe universaliste : non ; si elle ne s’adosse pas à l’inaliénabilité des collections, elle ne sera que le reflet d’un rapport de forces, au reste passager. « Black Lives Matter », assurément, mais que répondre à la demande des Latinos – aujourd’hui déjà deux fois plus nombreux que les Noirs – ou des Asiatiques, qui se jugent les victimes par excellence de ce type de politique, pris qu’ils sont entre deux feux ? La solution équilibrée serait donc d’intégrer la ligne « DEI » dans la politique des acquisitions futures, mais sans remettre en cause l’inaliénabilité de ce qui a déjà été acquis.
La Vieille Europe peut encore, aujourd’hui s’en tenir à cette ligne. Les États-Unis auront peut-être plus de mal : les guerres civiles les plus fondamentales – les plus violentes – sont les guerres culturelles.
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La guerre culturelle aura-t-elle lieu ?
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°565 du 16 avril 2021, avec le titre suivant : La guerre culturelle aura-t-elle lieu ?